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Monétiser l’arbre

L’argent, c’est l’autre nerf de la guerre! Quantité d’études économiques calculent la valeur des services écologiques rendus par l’agroforesterie – on parle de centaines de millions de dollars au Canada en séquestration du carbone, en création d’habitats pour les espèces menacées ou vulnérables, en réduction du déneigement, en amélioration de la qualité de l’eau pour les municipalités, en prévention des inondations, en amélioration esthétique du paysage, etc.

Or, on parle actuellement de défaillance de marché, d’offre et de demande qui ne peuvent pas se rencontrer pour ces biens et services pourtant réels. L’absence de marché est même l’argument central de ceux qui disent que la crise n’est pas climatique, mais imaginative. Comment rétribuer des pratiques autrement que par des subventions?

Matière à réflexion : si en Europe des agriculteurs ont longtemps entretenu des haies bocagères pour délimiter leurs parcelles, avaient-ils compris, à une époque où les subventions gouvernementales n’existaient pas, que ces haies avaient leur utilité en elles-mêmes?

Des exemples actuels

Les arbustes d’intérêt commercial et les haies arboricoles, avec leur matière ligneuse, peuvent générer des revenus, pourvu qu’on taille et élague les arbres pour leur donner la forme voulue pour produire des billots à plus forte valeur commerciale. Mais que dire de la séquestration du carbone? Sous forme de lignine et de cellulose, les arbres sont des puits de carbone. En moyenne, un mètre cube de bois contient une tonne de CO2!

Si l’inscription d’initiatives comme les haies et les bandes riveraines dans le cadre du marché réglementé des crédits de carbone apparaît encore lointaine, ça bouge du côté du marché volontaire pour les personnes et les entreprises qui veulent compenser des émissions de GES tout en investissant dans la biodiversité.

Par exemple, la coopérative de solidarité Arbre-Évolution quantifie des émissions et les compense par des plantations d’arbres en milieux agricoles par l’entremise de son programme Carbone riverainTM. « Nous avons développé ce modèle compensatoire pour améliorer la protection des rivières et créer des retombées financières pour les agriculteurs », explique Simon Côté, coordonnateur d’Arbre-Évolution.

Un premier projet a eu lieu en 2021 à la Ferme du Ruisseau Fleury (Val-Alain), puis à la Ferme Bonneterre (Saint-Paul) et à la Ferme HLR Faucher (Saint-Ludger) en 2022. Carbone riverainTM vise l’implantation de bandes riveraines élargies – aux trois mètres réglementaires, on ajoute cinq mètres. Les superficies sont notariées d’une servitude de conservation à perpétuité. Une fiducie foncière assure la pérennité des projets de manière indépendante à Arbre‑Évolution. Les peupliers hybrides, tilleuls, érables, mélèzes et autres espèces, sur une bande de 2000 mètres sur 5 mètres (un hectare), séquestreront 1560 tonnes de CO2 après 40 ans. Ces calculs ont été validés par la Coop Carbone.

Un autre organisme au Québec, Carbone boréal, lié à la Chaire en éco-conseil de l’Université du Québec à Chicoutimi, reboise des friches, des coulées et des crans du secteur agricole du Lac-Saint-Jean. Les agriculteurs y trouvent leur compte en recevant un dollar par arbre vendu au coût de cinq dollars (20 % de redevance).

Autre rémunération possible : le programme ALUS (Alternative Land Use Services). Depuis 2016, cette organisation caritative présente dans six provinces a soutenu, avec l’aide de la Fédération de l’UPA de la Montérégie, des projets dans 131 fermes pour 121 hectares d’aménagements écosystémiques durables. On parle ici de 400 km de haies diverses, de 275 km de bandes riveraines, de huit hectares de fauche retardée au 15 juillet pour favoriser la nidification du goglu et de la sturnelle des prés. En décembre 2022, 106 182 $ ont été remis aux fermes participantes pour leurs nouveaux projets et 20 260 $ ont été versés pour le renouvellement d’ententes de conservation.

Le marché du carbone

Et les prix de la tonne de carbone? Depuis 2014 au Québec, la pollution a un coût pour les pollueurs et un prix pour ceux qui veulent vendre leurs efforts de réduction. Le marché du carbone Québec-Californie, programme de plafonnement et d’échange de droits d’émission de GES basé sur un marché réel d’enchères (offre et demande), arbitre le prix du carbone.

Ce prix, en janvier 2023, était de 37 $/t. Le gouvernement canadien établit pour sa part la tonne à 50 $ et vise 170 $ en 2030. Du côté de la compensation volontaire, chaque organisme valorise le carbone comme il l’entend de manière à couvrir ses coûts opérationnels – Carbone boréal fixe son prix à 35 $/t, Arbre-Évolution à 53 $/t. Par exemple, avec Carbone riverainTM, l’hectare de bande riveraine, d’un potentiel d’immobilisation de 1560 tonnes de CO2, permet d’engranger 82 680 $. De cette somme, 26 % vont directement à l’agriculteur. La rétribution financière pour perte de sol cultivable peut donc atteindre 22 000 $/ha.

Les impacts économiques

En 2022, André Vézina et ses collègues ont publié Impact économique de l’aménagement de systèmes agroforestiers en sols organiques au CRAAQ. En étudiant trois scénarios (haies de saules arbustifs à croissance rapide, haies d’arbres et arbustes, et haies mixtes), cette étude détaille le potentiel économique de ces aménagements sur 113 hectares d’une ferme maraîchère (MRC Les Jardins-de-Napierville).

Les saules, qui peuvent atteindre six mètres après trois ans, sont rasés (un rang sur deux) à 10 cm au-dessus du sol aux cinq ans. La biomasse broyée, riche en matière carbonée, est incorporée au sol pour freiner la perte de matière organique dans les sols.

Du côté des coûts, on note la perte d’espaces cultivables en terre noire, d’une valeur entre quatre et huit fois les coûts d’implantation et d’entretien. Du côté des revenus, les cultures profitent de l’abri des arbres et la valeur actualisée nette (sur 40 ans) devient positive quand le rendement s’améliore d’aussi peu que 2 à 3 %. 

Autre illustration du potentiel économique, le délai de récupération de l’investissement, avec un rendement accru de 2,5 %, est d’environ 20 ans. Si les rendements s’apprécient de 5 %, le délai chute radicalement à deux à cinq ans seulement! Aspect intéressant, cette étude s’attelle à démontrer la rentabilité des systèmes et leur inclusion dans le marché des crédits compensatoires. Si une redevance entre 10 et 38 $/t de carbone séquestré existait, elle paierait les coûts d’implantation, d’entretien et de perte d’espace.

En définitive, la nature en milieu agricole peut être dégradée, mais, inversement, être si fonctionnelle et luxuriante qu’elle rend des services écologiques utiles à la société. Il s’agit de trouver les mécanismes pour faire en sorte que les agriculteurs, gardiens de la qualité de l’eau, de l’air et de la terre, tirent profit des bonnes actions qu’ils mettent en place.


Passer à l’action!

En 2022, les chercheurs Alain Cogliastro (Jardin botanique de Montréal), André Vézina (Biopterre) et David Rivest (Université du Québec en Outaouais) ont lancé le Guide d’aménagement de systèmes agroforestiers en vente sur le site du CRAAQ. 

Destiné aux producteurs, aux conseillers et aux aménagistes du territoire, ce guide abondamment illustré décrit de nombreux modèles :

  • brise-vent;
  • bandes riveraines;
  • systèmes intercalaires et sylvopastoraux. 


Une centaine d’espèces d’arbres et d’arbustes sont présentés de même que les travaux pour leur implantation et entretien. 

Un autre outil du CRAAQ, le Réseau de sites de démonstration en agroforesterie, permet des visites réelles ou virtuelles (photos et vidéos par drone). Une carte interactive répertorie 60 sites exemplaires d’agriculture et arboriculture.

Pique-nique non inclus!

Photo par Étienne Gosselin


« Monétiser l’arbre » fait partie du dossier « Il faut se parler d'arbres en agriculture » paru dans le magazine Coopérateur de mai-juin 2023.

Pour lire les autres articles du dossier :

Étienne Gosselin

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.

etiennegosselin@hotmail.com

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.