
Donald Bérubé, homme réservé et de peu de mots, semble s’étonner du succès de la ferme qui, selon ses dires, « n’était pas prévu ».
Encore faut-il savoir qu’il s’agissait à l’origine d’un projet de semi-retraite! Démarrée au début des années 2010, la Ferme Manicouagan est pourtant bien partie pour devenir une référence en matière de camerises et une grande joueuse locale dans le maraîchage.
Pendant les trois premières années, les terres achetées par Donald et Laurent Bérubé, deux frères, produisent surtout des engrais verts pour enrichir les sols. La coop, avec Martin Harvey, alors expert-conseil végétal chez Agrivoix (devenue Avantis Coopérative), soutient les « jeunes » producteurs dans leur projet avec des conseils agronomiques et des intrants.
Le destin de la ferme n’est toutefois pas fixé. Productions animales? Foin? Maraîchage? Finalement, c’est un petit fruit qu'on retrouve dans la région qui l’emporte : la camerise. Ses fleurs résistent à -7 °C et les plants peuvent survivre jusqu’à -40 °C. Des centaines d’arbustes, la plupart cultivés de façon biologique, sont plantés. Or, il faut attendre pas moins de trois à quatre ans avant la première récolte. Entretemps, la Ferme Manicouagan s’essaie avec succès à l’autocueillette de petits fruits, devenant du coup un moteur d’économie locale et le cœur d’une nouvelle vie communautaire.
L’autocueillette à la Ferme Manicouagan
L’activité s’est intégrée à toute vitesse aux habitudes de vie des habitants. Elle est à ce point populaire que la file d’attente peut atteindre, lors des journées les plus achalandées, deux kilomètres! « Les voitures entrent et on se regarde : on n’aura jamais assez de fraises! commente Julie Bérubé, fille de Donald. À 9 h, il y a une file. En 3 h, c’est fini, mon champ est vide! »
Labyrinthe dans le champ de maïs, citrouilles pour de belles photos, aire de jeux pour les enfants, kiosque de légumes et de fruits frais, centre d’interprétation de la camerise, lequel sera ouvert au public en 2023 : tout est fait pour transformer l’autocueillette en une expérience ludique, familiale et gustative.
« On veut devenir le jardin de Baie-Comeau et de ses environs, ajoute Julie, et que les gens se l’approprient : c’est leur jardin. » Rapidement, les champs se sont d’ailleurs remplis d’autres fruits et légumes, parfois suggérés par les gourmands visiteurs. La ferme compte aujourd’hui près de 48 000 plants de camerises sur 20 ha, environ 2 ha de fraises et autant de framboises, 75 ha de foin et 30 ha de céréales. Le reste des terres sert au maraîchage, entre autres pour des carottes, lesquelles sont plus sucrées et ont bien meilleur goût que les carottes qui poussent plus au sud, nous précise-t-on.
Des cuistots soufflés par l’enthousiasme
La Ferme Manicouagan s’est aussi rapidement lancée dans la transformation. Dans la cuisine, située dans un ancien manège à chevaux à Pointe-Lebel, une équipe de cuistots s’attelle à transformer les récoltes en sorbets, en mélanges d’épices, en potages, en gelées ou encore en mousses.
Le travail y est peut-être essoufflant tant la demande pour les produits de la ferme est grande – elle a presque triplé en 2022! –, mais la fierté est débordante. « C’est une équipe de créatifs. On invente de nouvelles recettes; on dîne et on travaille là-dessus! C’est le fun de pouvoir créer », affirme Lise Thibault, une des cuisinières. Deux fins gourmets sont d’ailleurs aux commandes de la cuisine : Julie Bérubé a été sommelière pour le restaurant Signatures par Le Cordon Bleu et Éric Gagnon, son conjoint et chef cuisinier de la ferme, est pâtissier de métier. Il a entre autres travaillé au Hilton Lac-Leamy et au Ritz-Carlton de Montréal. Pas étonnant que ses mousses fassent fureur!
« On ne fournit pas, hein? ajoute d’ailleurs Lise. Quand on arrive au marché public, on ouvre à 10 h, mais à midi, on n’a plus de stocks. » Il y a tellement de monde qu’elle affirme ne pas être capable de lever la tête de ses plats si elle veut fournir tous les clients qui défilent! « Ça grossit, précise Donald. Ça ne fait pas deux ans, mais le mixeur n’est pas assez grand, le four ne fournit plus, les plaques chauffantes non plus... Donc là, on veut agrandir toute la partie arrière qui n’est pas encore rénovée. »
L’économie circulaire nord-côtière
Côté transformation, d’importantes collaborations ont été faites avec des entreprises locales. La Microbrasserie St-Pancrace fait sa bière la Baie-Cachée à base des camerises de la ferme, tout comme la distillerie Vent du Nord, avec son gin Norkōtié. Le chef cuisiner Jean-Philippe Ouellet, du restaurant-bar Le Riviera, à Chute-aux-Outardes, a quant à lui créé des sauces BBQ à base du petit fruit. La bière Baie-Cachée est même utilisée dans l’une de ses recettes, question de resserrer les liens entre les transformateurs locaux. « Jean-Philippe utilise la sauce BBQ dans sa cuisine. Il en fait la promo et les gens y gouttent à son restaurant. Moi, je la commercialise. Ce filon de partenariats, je sens qu’on est dans cette ère-là, ce qu’on ne voyait pas avant. C’est un exemple d’une manière de faire des affaires. Ça augmente mes ventes, l’argent revient sur la Côte-Nord, et ça fait vivre notre monde ici. »
Jean-Philippe Ouellet a également réussi à revaloriser les restants de camerises issus de l’extraction du jus. Aujourd’hui, ces anciens « déchets », ou résidus de chair des fruits, sont déshydratés, puis transformés en marinade sèche pour les viandes. « On est très impliqués au niveau de l’économie circulaire », précise Julie. Pour la Ferme Manicouagan, transformer évite les pertes de fruits et de légumes au maximum. L’année 2022 fut d’ailleurs la première où les producteurs ont réussi l’exploit de tout récolter et de tout utiliser.
Réussir dans le Nord
Vers la fin de l’entrevue, Éric Gagnon sort un instant de la cuisine et s’exclame, en voyant Donald : « T’es encore là? Je pense que je ne t’ai jamais vu assis aussi longtemps! » L’homme, toujours vif et actif, répond aux ultimes questions.
Y a-t-il eu des erreurs? Bien sûr, comme tout démarrage. Mais il y a aussi eu de grands succès et de belles sources de fierté. « Je suis fier d’avoir changé la mentalité sur la Côte-Nord. Avant, l’agriculture, ça n’existait pas ici. Le peu qui se faisait était tellement petit que ce n’était pas écouté. Actuellement, les préfets ou les maires et les conseillers nous écoutent et viennent voir que ça grouille, que ça bouge, qu’on investit, qu’on crée des emplois, qu’on nourrit le monde. Je suis fier de ça. »
Il n’y a pas à dire : sur la Côte-Nord, les acteurs de changement clament présent, et la Ferme Manicouagan fait claironner son chant dans toute sa communauté.
Photos par Stéphanie McDuff. Photo d'en-tête : Claude Théberge, Julie Bérubé et Donald Bérubé, trois des actionnaires de la ferme. Les deux autres actionnaires sont Laurent et Luc Bérubé. Photo de l'équipe des cuisiniers : Anne Robidoux, Lise Thibault, Catherine Archambault, Fabien Lafontaine et Éric Gagnon.
« Communauté, gourmets et camerises à la Ferme Manicouagan » fait partie du dossier « La symphonie charlevoisienne et nord-côtière » paru dans le magazine Coopérateur de janvier-février 2023.
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