Rien ne va plus dans les relations entre les détaillants et les producteurs-fournisseurs. Portrait d’un secteur soumis à l’intense pression du meilleur prix à tout prix, une politique qui déraille quand l’inflation s’en mêle.
Ceci est la seconde partie d'un dossier de trois articles.
Stéphanie Levasseur, deuxième vice-présidente à l’Union des producteurs agricoles (UPA), constate que le rapport de force entre les plus petits producteurs et les détaillants est inégal. « Ceux qui cultivent à l’année, ou qui ont de gros volumes, réussissent à se débrouiller, mais ce n’est pas la même chose pour ceux qui n’ont pas de relations en continu [avec les détaillants] », justifie-t-elle.
Un exemple frappant des relations entre les fournisseurs et les détaillants est survenu à l’été 2020 lorsque Walmart a décidé de retrancher les chèques de ses fournisseurs d’un certain pourcentage afin de financer une partie des investissements dans ses installations, une décision imitée par United Grocers qui négocie les prix pour 6500 magasins Metro, Couche-Tard et autres. Le geste a cependant été vivement dénoncé par l’Association des producteurs maraîchers du Québec (APMQ). Le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), André Lamontagne, s’était dit déçu de l’attitude de Walmart.
Malgré les critiques, les gestes discutables de cette nature se poursuivent selon Sylvain Charlebois, du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l'Université de Dalhousie. « Je connais deux entreprises de fabrication de jus qui ont été délistées par Loblaws avec deux semaines d’avis. Il s’agit dans les deux cas de leur plus gros client. Elles se retrouvent avec des stocks pour six mois. Elles vont probablement faire faillite. »
Le rapport de force en place a fait l’objet de nombreuses études, dont une par le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) qui mentionnait en 2020 que les fournisseurs québécois doivent se soumettre en plus aux normes de productivité de leurs concurrents sur les marchés locaux et d’importation.
L’exemple de Bœuf Québec
Certaines belles histoires démontrent qu’il est toutefois possible de renverser la vapeur, et ce, à l’avantage de tous, des producteurs aux consommateurs. La création de Bœuf Québec en est un bon exemple. La production de viande bovine au Québec n’a jamais eu la taille de la production des provinces de l’Ouest ou encore de l’Ontario, mais les producteurs arrivaient à en vivre. L’arrivée d’un cas de vache folle en mai 2013 en Alberta a déclenché une réaction en chaîne d’événements qui a mené à la diminution drastique de la production ici. La chute des prix a entraîné la fermeture de plusieurs parcs d’engraissement et, par conséquent, d’abattoirs. Il était également impossible pour les consommateurs de savoir la provenance du bœuf acheté en épicerie.
En 2017, la Société des parcs d’engraissement du Québec crée la marque Bœuf Québec en collaboration avec le distributeur Viandes Lauzon et deux abattoirs québécois. L’objectif était de résoudre les problèmes auxquels faisait face la filière en positionnant la production bovine comme un produit pour le consommateur, un changement de mentalité total pour le secteur. « Il fallait nous positionner comme un produit à prix fixe, ce qui était un défi assez audacieux, et avec une marge d’erreur très, très faible », raconte Jean-Sébastien Gascon, directeur général de Bœuf Québec.
La nouvelle filière avait un atout dans sa manche : la demande provenait des bannières elles-mêmes. C’est Sobeys qui s’est manifestée la première et a insisté auprès des producteurs pour avoir des produits locaux. Loblaws et Walmart ont suivi.
Après six ans, l’opération est considérée comme un succès. Bœuf Québec a généré des ventes de 16 millions $ en 2022 et a dû changer son cadre légal pour passer d’un OSBL à une coopérative pour pouvoir engendrer des profits. L’objectif est d’atteindre d’ici cinq ans un chiffre d’affaires de 200 millions $. La cible peut paraître ambitieuse, mais en considérant les 800 millions $ de marché en épicerie et les 600 millions $ en services alimentaires au Québec, il s’agit d’un objectif réaliste, surtout que Bœuf Québec ne détient actuellement que 2 % de ce marché. « À 200 millions $, on atteindrait 10 %, il y a donc encore beaucoup de place pour nous », déclare Jean-Sébastien Gascon.
Avec ce projet d’affaires, les partenaires de la filière arrivent à mieux se positionner face à la hausse de coûts des intrants et sont rentables. Ils ont trouvé un système qui leur permet de traverser les crises et qui suscite « beaucoup de fierté, relate Jean-Sébastien Gascon. C’est un beau projet pour le Québec et les régions ».
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Photo d'en-tête par Stéphanie McDuff