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L’alimentation au détail au Québec : un secteur en mutation

Rien ne va plus dans les relations entre les détaillants et les producteurs-fournisseurs. Portrait d’un secteur soumis à l’intense pression du meilleur prix à tout prix, une politique qui déraille quand l’inflation s’en mêle.

Ceci est la première partie d'un dossier de trois articles.

Les grandes chaînes d’alimentation se trouvent dans l’eau chaude depuis plus d’un an. L’année 2023 aura eu ceci d’étonnant qu’elle aura mis sur la sellette les grandes épiceries et la dynamique des interactions dans le commerce au détail de l’alimentation au Canada.

Vus comme des quasis-héros durant la pandémie, les épiciers ont vite perdu leur capital de sympathie sous la poussée de l’inflation qui a fait grimper les prix dans le panier d’épicerie. Les profits records des grandes chaînes d’alimentation ont amplifié la grogne. La population s’est interrogée à savoir si les hausses de prix ne se faisaient pas sur son dos, tandis que les fournisseurs ont été mis sous pression pour limiter la hausse des prix de leurs produits alors qu’eux aussi subissaient des hausses de coûts importantes.

Les activités des détaillants ont été scrutées par les médias et même par les gouvernements. Les dirigeants des grandes bannières ont été appelés à témoigner à Ottawa devant le Comité permanent de l’agriculture et de l’agroalimentaire de la Chambre des communes pour répondre à l’augmentation du coût des aliments dans la dernière année.



Une concentration des joueurs

Les événements des derniers mois mettent en relief le contexte particulier de l’alimentation au détail au pays, contrôlée par quelques joueurs. La question se pose à savoir si la concurrence est suffisante au Canada, si le rapport de force entre les différents acteurs est équitable et s’il est nécessaire d’adopter un code de conduite pour réguler les interactions dans la chaîne d’approvisionnement pour éviter les abus.

En ce moment, cinq grandes bannières se partagent les marchés canadien et québécois : Loblaws, Sobeys, Metro, Walmart et Costco. À elles seules, elles détiennent 80 % du marché de l’alimentation. La population peut avoir l’impression d’une offre diversifiée, mais il faut savoir qu’une importante consolidation a eu lieu dans les 20 dernières années. Une entreprise comme Loblaws, qui détient 28 % du marché, a aussi dans son giron Maxi, Provigo, Pharmaprix (Shoppers Drug Mart) et le détaillant asiatique T&T qui est en expansion. Metro comprend pour sa part, en propriété totale ou partielle, Super C, Brunet, Adonis et Première Moisson. L’espace occupé par les indépendants a quant à lui « rétréci comme peau de chagrin depuis 20 ans », indique Patrice Léger Bourgoin, directeur général de l’Association des producteurs maraîchers du Québec (APMQ). « Quand j’ai débuté au début des années 90, il y avait des magasins affiliés, des indépendants, ainsi que des chaînes régionales, mais ils ont disparu. ».

La même histoire s’est répétée pour les grossistes, dont certains sont maintenant détenus par les grandes chaînes d’alimentation, réduisant ainsi le pouvoir de négociation des fournisseurs.

Graphique 1


Un appel à plus de concurrence

Ce sont les chiffres sur la forte inflation des aliments dans la dernière année qui ont relancé le débat quant à un dysfonctionnement dans le système de la vente au détail au pays. Alors que l’inflation alimentaire se situait ici à 7,8 % en 2023 (9,8 % en 2022), elle a diminué de 13,7 % dans le monde, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Le Bureau de la concurrence du Canada a déposé un rapport cet été révélant que les marges bénéficiaires des grandes bannières avaient augmenté de manière « modeste, mais significative » au cours des cinq dernières années. Un deuxième rapport de la Chambre des communes du Canada sur l’abordabilité de l’épicerie, publié en juin 2023, a démontré que les marges des producteurs et des transformateurs alimentaires avaient reculé dans le même intervalle devant la forte poussée des coûts de production.

Dans ses conclusions, le Bureau de la concurrence a appelé, entre autres, à plus de diversité dans le secteur, ce à quoi Sylvain Charlebois, du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie, applaudit. « Il n’y a jamais trop de concurrence. Il manque de joueurs, un problème qui n’est pas marquant dans les villes, mais qui se voit surtout en région. »

Sylvain Charlebois n’appuie pas les déclarations de l’économiste Jim Stanford, du Centre for Future Work, selon qui les grandes bannières auraient enregistré des bénéfices record de six milliards de dollars en 2023, en hausse de 8 % par rapport à l’année précédente. « Le cadre pour faire le calcul utilise des données incluant les ventes de dépanneurs et des magasins d’alimentation spécialisés », dit-il.

Guillaume Hébert, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), se dit en désaccord avec les déclarations de Sylvain Charlebois. « Les données utilisées par Jim Stanford reposent sur celles recueillies par Statistique Canada, une source fiable. »

Le problème des profits des bannières est multiple, selon Guillaume Hébert. Le premier est que le profit de ces entreprises cotées en bourse n’est pas réinvesti pour les moderniser ou entretenir leur réseau, mais sert plutôt à racheter des actions et, par conséquent, à enrichir les propriétaires. Le deuxième problème provient de la nature même du secteur d’activité de ces entreprises, soit l’alimentation, qui est un besoin essentiel. C’est pourquoi il est réticent face à la proposition du ministre François-Philippe Champagne, responsable de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, d’inciter des joueurs étrangers à s’implanter au Canada. « Plus de joueurs, oui, mais en provenance de l’extérieur, c’est à voir. En général, ce ne sont pas de petites organisations, ce qui pourrait défavoriser les petits producteurs. Cela voudrait aussi dire que les profits seraient redirigés à l’extérieur du pays, ce qui n’est pas dans l’intérêt collectif. »

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Photo d'en-tête par Stéphanie McDuff

Céline Normandin

QUI EST CÉLINE NORMANDIN
Détentrice d’une maîtrise en science politique, Céline est journaliste-pigiste auprès du Coopérateur. Et ce n’est pas par hasard si elle se retrouve aujourd’hui à couvrir le secteur agroalimentaire puisqu’elle a grandi sur une ferme laitière. Sa famille est d’ailleurs toujours active en agriculture. 

celine.normandin@videotron.ca

QUI EST CÉLINE NORMANDIN
Détentrice d’une maîtrise en science politique, Céline est journaliste-pigiste auprès du Coopérateur. Et ce n’est pas par hasard si elle se retrouve aujourd’hui à couvrir le secteur agroalimentaire puisqu’elle a grandi sur une ferme laitière. Sa famille est d’ailleurs toujours active en agriculture.