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S’associer pour entreprendre autrement

Pour favoriser l’économie locale et solidaire, s’inscrire concrètement dans le développement durable et expérimenter un cadre de travail basé sur le partage des responsabilités, certaines personnes ont choisi d’exploiter des fermes selon la formule coopérative. Celles-ci font leur chemin, et leur modèle tient la route. [premier d’une série de deux articles]

Les membres de trois coopératives de travail en agriculture ont volontairement et généreusement accepté de faire part de leur expérience. Si l’une (La Shop à Légumes) est récente, les deux autres (Les Jardins de la Résistance et Tourne-Sol) ont franchi le cap des 10 ans.

FERME COOPÉRATIVE LA SHOP À LÉGUMES

  • Fondée en 2014 à Saint-Esprit
  • 3 membres et 5 salariés
  • Terres : les deux terres (1,5 et 2,5 ha) sont propriété de la coopérative
  • Marchés : agriculture soutenue par la communauté (ASC) (430 abonnés), kiosque de vente en libre-service à la ferme

En 2014, après avoir suivi une formation accélérée au Centre de formation agricole de Mirabel (CFAM) et effectué plusieurs stages en agriculture maraîchère biologique, Nicolas Loison est déterminé à créer sa propre entreprise. Il part alors à la recherche d’une ferme et d’associés. Au moment de son séjour aux Jardins de la Grelinette, il fait la connaissance de Frédéric Pitre, dont les parents possèdent une terre à louer. Les deux hommes sont âgés respectivement de 35 et 31 ans, et ils désirent entamer un virage professionnel. Ils s’adjoignent Marc-André Plourde, beau-frère de Frédéric et ingénieur qui cherche également à se réorienter. 

Modèle d’affaires qui aide à organiser le travail

Ayant travaillé pendant quelques années à titre de conseiller dans un milieu coopératif, Nicolas connaissait bien le modèle d’affaires d’une coopérative de travail et l’a proposé à ses futurs associés. « Le cadre légal m’apparaissait adapté à ce que nous voulions bâtir ensemble, précise-t-il. Il nous a forcés à nous structurer et à nous entendre sur la manière d’organiser le travail, les salaires, les congés et les investissements. » 

Avec l’aide du conseiller Evan Murray, directeur régional au Conseil de développement coopératif du Québec (région de Lanaudière), les trois associés amorcent leur réflexion en août 2014, et la coopérative est créée trois mois plus tard, soit le 15 novembre. Une première terre de 1,5 ha est louée. Une autre parcelle s’ajoute pour compléter la superficie productive, qui est d’environ 2 ha. La mise de fonds de chaque membre s’établit à 10 000 $, et La Shop à Légumes bénéficie d’une aide financière au démarrage de 10 000 $. 

Nicolas sera responsable de la gestion de la production, Marc-André de la gestion administrative, et Frédéric de la construction et de l’entretien des bâtiments. Nicolas et Marc-André travaillent à temps plein pour la coopérative, tandis que Frédéric complète son salaire en travaillant comme plâtrier pendant l’hiver.

Exigences de départ

« La mise en marché de nos produits a été difficile la première année, raconte Nicolas. Tout était à bâtir, et nous étions encore à l’étape de la précertification biologique. Par conséquent, nous n’avions pas le soutien d’Équiterre pour le recrutement d’abonnés*. Grâce au réseau de contacts de Frédéric, 100 clients se sont inscrits à notre offre de paniers saisonniers. » Ce nombre a augmenté chaque année, pour atteindre un total de 430 abonnés en 2019. 

En 2018 et 2019, la coopérative a fait l’acquisition des deux terres en location. Un nouveau bâtiment est construit, ce qui permet le traitement des légumes, l’entreposage, la préparation des paniers et un espace de vente en libre-service.

Vision et défis

« Le cap des cinq ans étant franchi, on ne vise pas à grossir davantage ni à avoir de nouveaux membres, précise Nicolas. Nous sommes rendus là où nous souhaitions arriver. » Les congés sont pris à tour de rôle et s’échelonnent sur un cycle de trois semaines. La première semaine de travail compte sept jours complets, la deuxième cinq jours et la troisième quatre jours. En 2020, il y aura deux fins de semaine de trois jours toutes les deux semaines. 

« Devant la difficulté à stabiliser notre équipe de travail, nous avons fait le choix cette année d’embaucher Mario et Josué, deux Guatémaltèques, explique Nicolas. Nous avons été très satisfaits de la complémentarité avec l’équipe locale. Ça nous permet de terminer la saison sans être trop brûlés! » Un des défis importants auxquels la coopérative doit faire face est celui de la main-d’œuvre, conclut le jeune agriculteur.

résistence

COOP LES JARDINS DE LA RÉSISTANCE

  • Fondée en 2009 à Ormstown
  • 5 membres et 4 salariés
  • Terre : la superficie cultivée (3 ha) est louée par la coopérative
  • Marchés : ASC (250 abonnés), marchés publics, commerces de détail, restaurants

Située à Ormstown, dans l’ouest de la Montérégie, la ferme a fait ses premiers pas en 2007. « Nous étions un groupe d’amis à vouloir faire pousser des légumes pour notre bon plaisir », raconte Olivier Lamoureux, un des trois fondateurs de la coopérative. Après trois saisons à produire sur un lopin de terre loué, l’option de s’installer et de s’associer autour du projet a mijoté tranquillement. « On a trouvé une terre non cultivée liée à une ancienne ferme laitière, précise Olivier Lamoureux. Elle était à vendre et présentait un potentiel intéressant en régie biologique. » Parallèlement à ces démarches, les trois amis se sont mis d’accord pour former une coopérative de travail.

Ajustements des règles de fonctionnement

Au tout début, l’adhésion à la coopérative s’est faite sur la base de l’amitié et de valeurs communes, et non sur les compétences. Devant les exigences du métier, plusieurs ont laissé la coopérative après une ou deux saisons. En 2016 survient une crise organisationnelle au sein des membres : pas évident d’arrimer les ambitions des nouveaux à celles des plus anciens. 

Sur les trois membres fondateurs, il ne reste qu’Olivier Lamoureux. « On manquait de structure et d’organisation, admet-il. Nous avions besoin de mieux définir nos responsabilités et nos champs de compétence. De plus, on s’est aperçu que les employés non membres avaient besoin d’être davantage encadrés, encouragés et mis au fait de la pensée et de l’organisation d’une coopérative. Nous sommes allés chercher de la formation auprès de la Fédération des coopératives de travail. » 

Aujourd’hui, la gestion des ressources humaines est le domaine de Jean-Philippe Thuot, devenu membre en 2017. Depuis, la mise en place d’une nouvelle politique de travail permet entre autres un suivi plus régulier des heures travaillées et des congés; on peut aussi accumuler les heures supplémentaires pour les convertir en journées de congé. Des réunions régulières sont menées avec les employés.

Propriété de la terre

Dans les faits, la terre est louée par la coopérative, mais demeure la propriété d’individus – dont un seul, Olivier Lamoureux, est toujours membre de la coopérative. « Si c’était à refaire, compte tenu de ce que nous savons aujourd’hui, nous aurions inclus la terre dans la coopérative », dit Olivier.

L’agriculteur précise : « Je ressens des malaises chez les membres autour de la table lorsque vient le temps d’investir dans l’amélioration du fonds de terre. Je me questionne également sur le lien d’attachement. Le métier est exigeant. Or, je crois qu’on ne s’investit peut-être pas autant sur une terre avec laquelle on ne détient aucun lien. »

Défis

La coopérative vient tout juste de sortir d’une période mouvementée, due justement à de nouveaux investissements, explique Olivier. En outre, deux des membres ne sont pas présents à temps plein. L’un est encore aux études (Matthiew Watties), et l’autre revient d’un congé de maladie (Jessica Elwell). 
« Le défi premier est de prendre le temps de consolider nos acquis et d’optimiser l’efficacité générale de nos ressources avant de planifier une croissance.

Il faut que l’entreprise soit capable de payer les salaires selon les normes et les règlements de la coopérative. Au cœur de la mission de celle-ci, la conciliation travail-famille et le plaisir au travail sont très importants pour tous les membres », précise ce père de deux enfants, bientôt trois. « Ça nous a pris trois saisons avant d’en parler, de le faire valoir et de nous donner les moyens de le structurer. »

tournesol

FERME COOPÉRATIVE TOURNE-SOL

  • Fondée en 2005 aux Cèdres
  • 7 membres et 7 salariés
  • Terres : une terre (7 ha, dont 5 en culture) est propriété de la coopérative; une autre (2 ha) est en location 
  • Marchés : ASC (730 abonnés), ventes de semences (70 000 sachets)

Une fois leurs études terminées, pour la plupart en agriculture, Frédéric Thériault, Daniel Brisebois, Renée Primeau, Emily Board et Reid Allaway souhaitaient exercer ensemble le métier d’agriculteur en fondant une coopérative de travail en production maraîchère biologique. Un modèle d’affaires qui n’était pas très répandu dans les campagnes québécoises. « Nous avons considéré l’option de la coopérative de solidarité », explique Frédéric Thériault, membre fondateur et responsable de l’administration générale, des finances et de la gestion des ventes aux abonnés. « Or, nous voulions le plein contrôle sur la production. »

Entrée de nouveaux membres

Aux cinq membres présents au départ, deux se sont ajoutés en 2017 : Julien Vedel et Sophie Descoteaux. « Nous nous sommes demandé si nous voulions attirer de nouveaux membres, explique Frédéric. Il a fallu nous questionner ensemble sur la vision souhaitée du développement de la coopérative. Nous avons opté pour une croissance soutenue par l’ajout de membres désireux de s’engager à long terme au sein de l’entreprise. » 

Les associés ont fait consensus autour de six valeurs qu’ils souhaitent vivre au quotidien. On désire un contexte de travail qui favorise : 1) les bonnes relations, 2) l’apprentissage de nouvelles connaissances, 3) le développement de liens sociaux avec la communauté, 4) la sécurité économique, 5) la protection de l’environnement et 6) le plaisir et la beauté. Tout projet de développement est analysé en fonction de ces valeurs. De plus, l’entrée de nouveaux membres est conditionnelle à l’adhésion aux valeurs de la coopérative, aux compétences de la personne et à la capacité financière de l’entreprise à offrir un emploi stable. 

Le chiffre d’affaires de la coopérative s’est multiplié par 10 depuis la première saison de production, en 2005. Un investissement majeur a été fait en 2018-2019 pour l’acquisition de la terre et la construction d’une nouvelle serre.

Avantages

Selon Frédéric Thériault, la coopérative de travail est un modèle d’affaires à encourager en agriculture. « Nous avons un modèle bien huilé, confirme cet agriculteur de 38 ans. Nous avons un noyau dur de membres permettant le partage de la charge mentale, une intelligence collective et une palette de compétences diversifiées. » La coopérative a versé des ristournes plusieurs fois au cours des 15 dernières années, et elle a été capable d’augmenter les salaires à un niveau satisfaisant, du moins selon ses standards. « Pour ce qui est des investissements, on vise à construire un bâtiment multifonctionnel offrant entre autres un aménagement plus efficace et plus confortable. Ça reste un projet », conclut Frédéric. 

La continuité

« Ma fille parle de venir travailler au sein de la coopérative, dit Frédéric en souriant. Si c’est ce qu’elle désire, j’en serai très heureux. » La vision des membres est de favoriser une entité qui perdure dans le temps et qui puisse bien les faire vivre. Même si la retraite n’est pas pour demain, elle est prise en compte dans les réflexions. Selon Frédéric, l’acquisition récente de la terre fait partie de cette démarche. 

Également, la coopérative explore la possibilité de recourir au Régime d’investissement coopératif (RIC). Celui-ci offre aux membres et aux salariés l’option d’investir dans leur coopérative. Si, par exemple, un membre investit 2000 $, la coopérative obtient des liquidités et le membre des parts privilégiées, en plus d’une déduction fiscale de 125 % au Québec.

Un modèle d’affaires satisfaisant

Ces trois fermes coopératives sont viables et semblent vouloir l’être encore longtemps. Ayant pour la plupart la mi-trentaine, ces jeunes agriculteurs et agricultrices expérimentent un modèle d’affaires qui donne du sens à leur travail, en privilégiant l’accès aux biens plutôt que leur propriété exclusive. Ils veulent une meilleure qualité de vie, partager les risques, diminuer les coûts et surtout enraciner une organisation qui perdurera dans le temps. 

Verra-t-on se multiplier les fermes coopératives au cours des prochaines années? Cette option d’établissement pourrait-elle intéresser les fermes familiales? Pourrait-elle amener les agriculteurs et agricultrices sans relève à envisager la vente d’une partie de leur terre à une ferme coopérative? Pour les terres qui en feront partie, c’est un gage de pérennité de la vocation agricole.

* Les abonnés aux paniers bios sont des personnes qui s’abonnent pour la saison auprès d’un fermier de famille, lequel livre ses produits chaque semaine ou toutes les deux semaines à des points de livraison déterminés. Apprenez-en plus ici.  

Isabelle Éthier

QUI EST ISABELLE ÉTHIER
Isabelle est conseillère en gestion organisationnelle et relations humaines en milieu agricole.

isa.ethier4@gmail.com

QUI EST ISABELLE ÉTHIER
Isabelle est conseillère en gestion organisationnelle et relations humaines en milieu agricole.