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Cabri Génétique International : Transfert non apparenté, production non conventionnelle

Des financiers leur avaient suggéré de démarrer dans les vaches laitières, mais ils ont choisi les chèvres en se démarquant avec une marque forte, Cabri Génétique International, dont les actifs font aujourd’hui l’objet d’un transfert non apparenté réalisé dans les règles de l’art.

Octobre. Nuit noire à Saint-Damase, en bordure du mont Rougemont. La lumière qui filtre à travers la chèvrerie trahit l’activité qui s’y déroule. Dans l’exiguë salle de traite double-20, ça zigzague entre les trayeuses à deux gobelets trayeurs. Un groupe après l’autre – pour un total de 400 chèvres de races Alpine et Saanen – Cédric Bousquet effectue la traite et donne la ration de moulée aux boucs en bout de rangée – les messieurs accompagnent les mesdames à la traite! Christian Dubé amène les chèvres, mais voit aussi à remplir les mangeoires des caprinés avec sa conjointe Ginette Morneau dans le dôme. Gantés, ces deux derniers finalisent la traite avec Cédric. Le réservoir affiche 1200 litres de lait de plus, bon pour une ronflante moyenne journalière par mammifère de 3,3 litres.

Les chèvres? « Elles sont toujours propres, n’ont pas la queue pleine de pisse, plaisante Christian. Plus sérieusement, dans la vache, tout est connu. On a beaucoup de groupes d’étudiants qui viennent nous visiter. On conseille même les conseillers! On a participé à la révision du Guide de démarrage Chèvre du CRAAQ. Qui eût cru que l’on deviendrait l’un des meilleurs éleveurs au Canada? »

C’est un poste de technicien à la Ferme Maskita qui amène Christian en Montérégie. Le couple profite ensuite du plan de relance économique Paillé et obtient un inespéré prêt de 50 000 $ pour acheter 70 chèvres et 30 chevrettes. Au village, la famille Bonnet, alors propriétaire de la Fromagerie Damafro, a besoin de lait de chèvre. Six mois plus tard, en juin 1995, Christian leur en livrait!

Cabri Génétique International tire 15 à 20 % de ses revenus de la vente d’animaux. La dernière en lice souligne le troisième mot de sa dénomination sociale : une vente, en août 2023, de 37 chevrettes et trois boucs à un élevage de Saint-Pierre-et-Miquelon, archipel français d'Amérique du Nord. La complexe transaction a nécessité une quarantaine, des tests sanguins, des désinfections et des inspections sanitaires en plus des rencontres virtuelles entre vétérinaires. « On n’a pas vendu les animaux plus chers pour autant », se désole Christian.

Jusqu’en 2010, les expositions font partie du modèle d’affaires de l’entreprise – on remporte le titre de Grande championne à la Royal Agricultural Winter Fair. Entre 2010 et 2011, la ferme remplace son troupeau par des animaux certifiés non porteurs du lentivirus de l’arthrite-encéphalite caprine. En mettant la main sur une quarantaine de ruminantes non transgéniques néo-zélandaises de race Saanen de la pharmaceutique en faillite Nexia Biotechnologies, dont les glandes mammaires d’autres chèvres de cette race auraient servies d’usines à fabriquer des protéines recombinantes de soie d’araignée, la ferme renouvelle aussi son pool génétique. « On est allé chercher 20 % plus de production avec ces choix », mentionne l’éleveur, attentif aux moyennes des fermes européennes pour se comparer.

Entre les cinq mois de gestation et les deux mois de tarissement, les chèvres restent en lactation en moyenne 24 mois, soit aussi longtemps qu’elles génèrent 3,5 litres quotidiennement. « Certaines ont la génétique pour la persistance. Notre championne a une lactation qui dure depuis six ans, illustre Christian. Elle a produit 11 400 kg! »

Structurer le secteur

Christian Dubé est politisé. Administrateur durant 25 ans et président pendant cinq ans du conseil d'administration des Producteurs de lait de chèvre du Québec, il trempe dans les négociations à portée collective pour un plan conjoint de commercialisation du lait de chèvre payé selon les composantes laitières, en vigueur depuis 2001, « Un plan qui tenait sur deux pages! » relate celui qui a commencé comme contrôleur laitier après ses études collégiales en agriculture. Pour cette mission qui apporte « rigueur et professionnalisme dans le système », il rencontre les grands transformateurs laitiers en compagnie de ses collègues et de l’ancien président de l’Union des producteurs agricoles, Marcel Groleau. Aujourd’hui, le lait de chèvre n’est toujours pas poolé ou mutualisé.

« Aux cinq ans, on dirait qu’on vit une crise dans la chèvre, analyse l’éleveur. Mais en 2025, ça fera 30 ans qu’on produit du lait de chèvre et on n’a jamais jeté une goutte de lait par manque d’acheteurs, sauf durant la crise du verglas. Chez nous, on a toujours réussi à être productif et rentable, mais une étude des coûts de production du secteur caprin avait révélé un coût variant du simple au double! » Dans ses activités de représentation, Christian s’est toujours évertué à donner une perspective positive du secteur caprin, malgré la fermeture, carrément en face de sa résidence à Saint-Damase, de Damafro, propriété d’Agropur. Aujourd’hui, c’est la coopérative Alsace Lait, repreneuse en 2021 de la Laiterie Chalifoux de Sorel-Tracy, détentrice de la marque Maison Riviera, qui achète son lait, transformé en yogourts, en cheddars, en fromages à tartiner et en laits de consommation.

En 2005, produire du lait aurait pu faire patate… Christian subit alors un « arrêt moteur » et est hospitalisé quelques mois pendant lesquels on doit lui administrer une alimentation entérale par tubulure. « J’avais trop de stress accumulé. Je n’écoutais plus les signaux de mon corps. J’ai eu de la détresse psychologique, reconnaît-il avec sincérité. J’ai appris à pleurer, à exprimer mes émotions. » C’est Ginette, alors à son compte en graphisme, qui prend le relais à la chèvrerie. « J’aurais vendu les chèvres, admet-elle, mais Christian, c’est le gars le plus passionné que je connaisse. » L’intérim permet à Christian de refaire ses forces pour un prochain chapitre.

Électricien ou chevrier

Rang du Haut-Corbin, le train est terminé. Nous voilà attablés au village chez Ginette et Christian avec Cédric, une rencontre à l’identique des réunions mensuelles du trio. Au menu : des crêpes au sirop, mais surtout de franches discussions où l’on aborde « les vraies affaires », mentionne Cédric qui lance aussi le mot « confiance », si important dans un transfert, apparenté ou non.

Depuis octobre 2024, le jeune de 24 ans, nouvellement papa, goûte à son statut de coactionnaire minoritaire – 20 % des parts dans un transfert échelonné jusqu’en 2028. D’abord embauché comme salarié en janvier 2023, il bosse à temps plein à la ferme depuis ce temps. Né dans une ferme porcine de Saint-Pie, il n’y avait pas de place pour lui. En 2018, après un an à l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec, des remarques désobligeantes de jeunes qui s’appuyaient sur des fermes multigénérationnelles – « tu ne seras jamais capable de démarrer », « le prix des terres est trop élevé » – ont eu raison de son rêve agricole. Pendant ses études à l’ITAQ, il avait effectué un stage d’été à la chèvrerie et était revenu y travailler sporadiquement par la suite.

Après deux années comme ouvrier dans une ferme céréalière, il se réoriente comme électricien et pompier volontaire. Appelé à refaire l’électricité dans un poulailler, Cédric a une épiphanie. « Est-ce que c’est ça que je voulais faire, électricien, à travailler pour les autres? se demande-t-il. Je n’étais pas allé au bout de l’idée de devenir agriculteur. »

Ou éleveur de chèvres!

Du rêve à la réalité

Cédric retourne à l’école, cette fois pour une reconnaissance d’acquis et obtenir un deuxième diplôme, celui-là en production animale. Il planche actuellement sur une attestation d’études collégiales en gestion agricole du Cégep de Lanaudière en suivant des cours du soir. Avec Christian, producteur sans relève et mentor hors pair, la relation se solidifie. Son rêve est-il rang du Haut-Corbin?

Depuis quelques années, Christian et Ginette sont inscrits à L’ARTERRE, un service de maillage entre aspirants et producteurs. Selon le Portrait de la relève agricole au Québec, seulement deux pour cent des jeunes ayant fait un transfert non apparenté et cinq pour cent de ceux ayant démarré leur entreprise ont fait affaire avec L’ARTERRE, une ressource gratuite méconnue offerte dans une cinquantaine de MRC agricoles au Québec. « Le premier réflexe des jeunes est de contacter des courtiers immobiliers ou d’aller sur Centris ou Marketplace, mais ces ressources n’offrent pas un accompagnement complet comme le nôtre », souligne l’agente de développement agricole de L’ARTERRE, Amélie Tremblay. Chaque année, 1200 personnes nous contactent, ajoute Benoît Curé, coordonnateur de L’ARTERRE.

Studieux, Cédric s’inscrit au service. Amélie Tremblay organise un rendez-vous. Christian et Ginette, qui ont eu plusieurs intéressés, mais aucune visite, sont fébriles. Quand l’aspirant producteur débarque à la ferme, ils constatent, incrédules, qu’il s’agit de Cédric! « On était contents de voir qu’il avait fait des démarches sérieuses », affirme Christian.

La formation Coexploitation cédants-relève axée sur les relations interpersonnelles – Christian et Cédric ne sont pas de grands expressifs – permet d’apprendre à s’exprimer, à se projeter, à peaufiner la compréhension mutuelle des enjeux du transfert. Pourquoi ça a fonctionné avec Cédric? « Les propriétaires avaient confiance en lui, ils le connaissaient dans son travail, observe Amélie Tremblay. Il a montré qu’il faisait ses devoirs. Malgré son jeune âge, il est très mature. Il communique bien, nomme ses insatisfactions sans les accumuler. »

Octobre. Le jour est lumineux à Saint-Damase, en bordure du mont Rougemont.

Photo : Étienne Gosselin

Étienne Gosselin

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.

etiennegosselin@hotmail.com

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.