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Des changements « tectoniques » dans l’industrie porcine

Des forces mystérieuses et monumentales contraignent la filière porcine en même temps qu’elles la condamnent à l’excellence, avertit l’agronome Vincent Cloutier, de la Banque Nationale. La houle actuelle aura une fin, mais il faudra apprivoiser un contexte nouveau.

Devant un parterre de 110 personnes attentives, dont une forte proportion de jeunes producteurs, un Vincent Cloutier en manches retroussées n’a pas déçu en exposant les forces macroéconomiques et financières qui bouleversent l’économie et l’industrie du porc depuis deux ans. C’est dans le cadre d’un après-midi de conférences organisées par le Regroupement porcin des Deux Rives (RP2R) qu’il s’est exécuté. Résumé en cinq points.

1. Taux d’intérêt

Banquier, Vincent Cloutier a longuement discuté des taux d’intérêt, sujet incontournable dans une agriculture nécessitant 8-11 $ d’actifs par dollar de revenu, selon les années et les provinces. L’analyste estime que le secteur agricole a bien réagi aux signaux des banques centrales qui ont rehaussé leurs taux directeurs pour mettre le holà sur les investissements. Les effets des hausses successives ne sont toutefois pas encore pleinement ressentis, car des prêts sont encore à renouveler. Pour les directeurs de compte de la Banque, le mot-clé est donc « accompagnement ». « On ne prévoit pas un atterrissage en douceur de l’économie, mentionne l’agronome. Un choc en 2024 est un scénario plausible. Il faut dire que le rythme de resserrement des taux est du jamais-vu dans l’histoire. » Pour mémoire, le 1er juin 2022, le taux directeur était de 1,5 %!

Cela dit, pour celui qui dispose de la boule de cristal de l’équipe de la Banque Nationale, la prochaine annonce de la Banque du Canada sur le taux directeur, aujourd’hui même (6 décembre), devrait être un maintien du taux à 5 %. L’équipe prévoit un taux qui baissera de 1 % au terme de 2024.

2. Pressions inflationnistes

Si le coût du capital demeurera élevé pour revenir à la cible traditionnelle de 2 % d’inflation, c’est que des pressions inflationnistes multiples se manifestent. D’abord, des investissements massifs devront être réalisés pour assurer la transition énergétique faible en carbone. Ensuite, la menace latente et inévitablement aggravante de la crise climatique – on n’a encore rien vu selon l’agronome – stimulera les besoins en capitaux pour s’adapter aux changements et réduire les GES. Enfin, les tensions géopolitiques dans un monde partitionné en blocs, comme au temps soviétique d’avant 1989, compliquent des relations commerciales teintées « d’une bonne dose de fumier dans le ventilateur », image l’agronome. Elle semble lointaine l’époque d’un bienheureux libre-échange.

Ajoutons la réalité démographique canadienne, où la population augmente plus vite que la capacité de loger les nouveaux arrivants, en plus de la main-d’œuvre, rare et chère, qui mousse l’inflation. Malgré tout, « le remède des banques centrales fonctionne, car l’inflation est en baisse », se rassure Vincent Cloutier. Mais du côté de la valeur des terres, l’inflation est galopante : les prix moyens rapportés par Financement agricole Canada sont en hausse de 10,6 % au Québec et 7,7 % au Canada lors des six premiers mois de 2023. « C’est un marché avec très peu d’offre où il ne faut que deux entreprises pour doper le prix d’une même terre, disponible une fois dans la vie d’une ferme », analyse-t-il.

3. Effet de substitution

Alors que le prix du bœuf demeure élevé, on pourrait s’attendre à un déplacement des achats vers un porc au prix anémique. Nenni. Alors que le prix du porc est très faible, on pourrait envisager une forte diminution du cheptel mondial et états-unien et des inventaires de viande porcine en baisse. Niet. « L’effet de substitution ne s’opère pas », s’étonne le financier, qui l’explique par une consommation à fort prix soutenue par l’épargne excédentaire des ménages au sortir d’une pandémie où le gouvernement a sorti le chéquier et où les consommateurs ont épargné plutôt que consommé.

4. Revenus agricoles

Si 2021 et 2022 ont été des années financières record, en 2023, « on n’est pas dans le trèfle au genou », image l’agronome. Heureusement, nos politiques agricoles stabiliseront ce creux, cette « année ASRA historique » où les pertes par porc produit sont à des niveaux record. Le porc payé au rabais (cutout) à 85-88 % de sa valeur sur le marché de référence états-unien et le mécanisme de retrait de ferme n’agit pas sur le prix ici. « Un Québec qui produit un million de porcs en moins n’a aucun impact sur le prix nord-américain, expose Vincent Cloutier. La réduction vise à s’ajuster à la demande des abattoirs. Olymel souhaitait se concentrer sur des marchés à valeur ajoutée en limitant sa dépendance aux marchés de commodités plus risqués et moins rémunérateurs. Le maintien de la production québécoise nous aurait contraint à exporter des porcs vivants : c’était impensable! »

5. Cap sur la croissance

« Les 10 prochaines années seront fondamentalement différentes des 10 dernières, projette Vincent Cloutier. Les sources de croissance changeront. » D’abord la Chine, qui a déstabilisé la production porcine mondiale : sa population devrait être divisée par deux en 2100, ce qui n’en fait pas un marché à croissance effrénée et durable, mais un marché qui demeure crucial pour la commercialisation du « cinquième quartier » du porc – ce qui reste après fesse, longe, flanc et épaule. C’est davantage l’Inde et l’Afrique, même si elles sont largement végétariennes, qui allècheront en raison de leur démographie haussière. Alors que la consommation québécoise de porc par habitant est passée de 30 à moins de 20 kg entre 1980 et 2022, la FAO et le USDA entrevoient encore une croissance de la demande mondiale, ce qui devrait rassurer le Québec, exportateur net.

En somme, l’année 2023 jette les bases d’un équilibre durable en production porcine. Lumière au bout du tunnel ou défis multiples auxquels il faudra s’habituer? Avec un appétit encore soutenu pour les protéines animales de grande qualité à un coût compétitif, Vincent Cloutier se rassure : il y a au Québec l’expertise pour ceci et cela.

Vincent Cloutier

Photos par Étienne Gosselin

Étienne Gosselin

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.

etiennegosselin@hotmail.com

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.