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L’intimidation : quand les jeux d’enfants tournent mal

Apprendre que son enfant subit de l’intimidation est toujours un choc, mais découvrir, en plus, qu’il en est victime parce qu’on vit de l’agriculture peut peser deux fois plus lourd. 

Eva ne se rappelle plus très bien comment elle se sentait, mais elle se rappelle très bien d’une chose. « Je me souviens surtout que j’étais seule. Je me demandais : pourquoi moi? Et je n’aimais pas faire rire de moi. » Est-ce qu’elle avait un peu honte, aussi? « Oui, un peu », avoue Eva. 

L’intimidation vécue par Eva a commencé dès la maternelle. On lui a dit qu’elle puait, on riait d’elle parce qu’elle s’amusait avec les jouets en forme d’animaux de la ferme à l’école. On la rejetait et lui donnait des surnoms. On la faisait trébucher et lui faisait des jambettes, un jeu sournois qui se déroulait à l’abri des regards des professeurs. Si ses intimidateurs ont été réprimandés à la maternelle, les gestes se sont poursuivis jusqu’en 3e année du primaire. Ils ont diminué drastiquement lorsque son père est venu la chercher à l’école dans le plus grand tracteur que la ferme possédait, ce qui en a laissé plus d’un jaloux.

L’idée venait de Christine Aubin, sa mère. Celle-ci se doutait bien que quelque chose clochait chez sa petite fille, si sociable, qui ne parlait plus de ses journées et qui ne voulait plus aller à l’école. L’abondance de parfum qu’Eva se mettait, sa volonté de se laver très souvent et ses petits vols de maquillage intriguaient sa mère, sans qu’elle en comprenne la cause. Le chat est sorti du sac quand Eva a vu rouge lors d’une énième insulte et a agrippé son intimidateur par son capuchon. Christine s’est emportée et a protesté quand la directrice a voulu punir uniquement sa fille. « Ça n’allait pas se passer comme ça », se rappelle-t-elle.

Un phénomène dont personne n’est à l’abri

« L’intimidation est une répétition de menaces physiques et psychologiques, explique Jasmin Roy. Après deux ou trois semaines de répétition, on peut confirmer qu’il s’agit d’intimidation. Et neuf fois sur dix, il y a des témoins ». L’acteur et animateur québécois est bien placé pour parler du sujet. Lui-même en a été victime enfant. Il a grandi également dans une ferme, mais les insultes ont pris une autre tournure. On l’a traité de « fif » et de « tapette ». L’expérience l’a incité à mettre sur pied une fondation portant son nom pour dénoncer la discrimination et la violence à l’école ainsi que pour éduquer sur ces questions. 

« L’intimidation a tendance à prendre une forme différente selon qu’elle est formulée par un garçon ou une fille », souligne l’acteur, qui a réalisé un documentaire sur ce sujet. « Dans le premier cas, elle sera plus directe, tandis qu’elle sera plus relationnelle dans le second. Mais dans tous les cas, elle est tout aussi dommageable. » Sept fois sur dix, l’agresseur a des problèmes comportementaux, émotionnels et relationnels. Le comportement et les préjugés sont souvent calqués sur ceux de l’entourage et transmis par celui-ci. Aucun enfant n’est à l’abri d’intimidation; ironiquement, il n’y a pas de discrimination dans ce cas. 

Certains signes peuvent mettre la puce à l’oreille des parents, ajoute le communicateur. L’enfant va s’enfermer, manquer de motivation ou montrer des problèmes d’anxiété. Il peut exploser de colère sans raison ou s’isoler. Mais parler à son enfant peut s’avérer ardu. « La victime ne veut pas être confrontée », explique Jasmin Roy. L’idéal serait d’avoir des canaux de communication ouverts pour être mis au fait d’une situation de ce genre, mais on peut encourager son enfant à en parler à quelqu’un avec qui il est à l’aise. L’important est de ne pas le laisser seul après qu’il s’est ouvert. Il faut l’appuyer et lui trouver les ressources nécessaires, que ce soit auprès d’un travailleur social ou d’un médecin. « Mais lui dire que ça renforce le caractère, qu’il faut ignorer l’intimidateur ou encore cogner, rien de ça ne marche. La manière coercitive envers l’intimidateur ne marche pas non plus. »

Des ressources disponibles

Comme le dit Jasmin Roy, de nombreuses ressources sont disponibles. L’organisme Au cœur des familles agricoles peut rediriger vers les bonnes portes lorsqu’il est sollicité sur un problème pour lequel il existe des services spécifiques. Les travailleurs de rang peuvent accompagner dans ces cas, explique Ginette Lafleur, directrice adjointe de l’organisme. 

L’Union des producteurs agricoles ajoute régulièrement sur son site Web des publications sur la santé psychologique. « Nous relayons sporadiquement des informations d’intérêt concernant les jeunes, comme les ressources d’aide pour les adolescents, que l’on promeut sur notre site », déclare Isabelle Sauriol, coordonnatrice du Service de santé et de sécurité du travail de l’UPA. Cet organisme oriente également vers les services appropriés au besoin.

L’école a aussi une obligation légale d’intervenir dans les 48 heures après un signalement, rappelle Jasmin Roy – bien que, dans la réalité, les réactions en milieu scolaire sont à géométrie variable.

Une expérience qui marque les familles 

L’intimidation vécue par les jeunes affecte toute la famille. Ces expériences s’avèrent souvent un tournant vers des prises de conscience concernant la dynamique familiale ou encore les perceptions des gens envers l’agriculture et les pratiques à la ferme. 

C’est une histoire de ce genre qui a mené le producteur et blogueur Paul Caplette à entreprendre une démarche qui en a fait un pionnier et une figure de proue des pratiques culturales respectueuses de l’environnement, tout en faisant le pont entre le grand public et le secteur agricole. Ses enfants sont un jour revenus de l’école en disant que les agriculteurs étaient des pollueurs et qu’ils détruisaient l’environnement. « Ma première réaction a été de me dire que les gens ne connaissaient pas ça. Mais ensuite, en y repensant, je me suis dit que c’était comme ça que les gens nous percevaient. Ç’a été un coup de pied dans le derrière pour mettre en place des pratiques encore plus agroenvironnementales. »

Au lieu d’être négatif face à la situation, le producteur a décidé d’en faire une occasion d’agir. À travers son blogue Profession agriculteur, il s’est tourné vers la « vulgarisation positive », comme il l’appelle, afin d’expliquer la réalité agricole. Il s’est rendu compte qu’elle était totalement incomprise et menait donc à des raccourcis. « Ç’a eu un effet miroir et nous a obligés à nous regarder, ce qui nous a permis d’évoluer. » Le producteur compare la situation au ballon-chasseur. Au lieu d’avoir peur du ballon et de finir éliminé, il a décidé de le prendre au bond et de le relancer vers les consommateurs. Et comme les agriculteurs sont reconnus pour être fiers et orgueilleux, ils se servent de cette fierté comme d’un élan pour montrer ce qu’ils peuvent faire, estime le producteur. « Les cultivateurs sont des gens brillants à la tête d’entreprises prospères », dit Paul Caplette – ce qui est bien loin des caricatures qui les présentent comme des personnes pas trop futées.

Sa ferme a fait des pas de géant depuis les années 2000, au point de ne plus utiliser de semences enrobées pour certaines cultures. La Ferme Céréales Bellevue, propriété de Paul Caplette et de son frère Pierre, s’est vu remettre au printemps 2022 le prix Bon coup en agroenvironnement-Entreprise exceptionnelle lors du Gala Agristars de la Montérégie. Figure respectée du monde agricole, Paul Caplette a de plus accompagné le ministre du MAPAQ André Lamontagne lors de l’annonce du Plan d’agriculture durable en mars 2022.

Changer le discours sur l’agriculture 

Aujourd’hui, Eva va beaucoup mieux. Les amies qu’elle s’est faites en 1re année du primaire lui ont permis de créer une barrière entre elle et ses intimidateurs et de faire éclater l’isolement qu’elle vivait. La pandémie a peut-être aidé, tout comme les capsules vidéos qu’elle a mises en ligne avec sa mère au cours des deux dernières années pour expliquer la vie à la ferme. 

Sa classe a aussi été invitée à visiter la ferme, qui se trouve tout près du village. Un moyen de déjouer les préjugés en présentant et en expliquant la réalité des agriculteurs, avance Christine, pour qui l’expérience a été concluante, puisque les gestes envers Eva ont diminué ensuite. Avec sa 5e année terminée, cet épisode semble derrière elle, remarque sa mère. Certaines idées préconçues ont toutefois la vie dure. « On voit encore les agriculteurs comme des gens sans éducation ou sans dents dans la bouche. Mais la majorité d’entre eux ont des diplômes du cégep ou de l’université. »

Christine a d’ailleurs fait comprendre à ses enfants qu’ils auront toujours un rôle d’éducation à faire auprès de leurs amis pour expliquer leur réalité. La pandémie aura fourni un espace pour présenter le quotidien à la ferme. Et le faire de manière positive a porté fruit, juge Christine, qui a été sollicitée par les médias de nombreuses fois depuis pour parler d’agriculture. 

Pour Eva, la bouée de sauvetage a été de pouvoir se faire des amis à qui se confier et qui l’ont défendue. Sa meilleure amie adore d’ailleurs la ferme. Et heureusement, la petite fille qui ne voulait plus aller à l’étable fait de nouveau partager son amour pour la ferme.



L’intimidation quand on est grand

L’intimidation affecte aussi les parents. Ces derniers peuvent être victimes de harcèlement, de diffamation ou d’entrée illégale dans les fermes. L’UPA offre différentes informations sur le sujet, entre autres les définitions légales de ce type de gestes, les recours ainsi qu’un lien vers les services juridiques pour s’informer.

Photo par Christine Aubin de sa fille Eva.

Céline Normandin

QUI EST CÉLINE NORMANDIN
Détentrice d’une maîtrise en science politique, Céline est journaliste-pigiste auprès du Coopérateur. Et ce n’est pas par hasard si elle se retrouve aujourd’hui à couvrir le secteur agroalimentaire puisqu’elle a grandi sur une ferme laitière. Sa famille est d’ailleurs toujours active en agriculture. 

celine.normandin@videotron.ca

QUI EST CÉLINE NORMANDIN
Détentrice d’une maîtrise en science politique, Céline est journaliste-pigiste auprès du Coopérateur. Et ce n’est pas par hasard si elle se retrouve aujourd’hui à couvrir le secteur agroalimentaire puisqu’elle a grandi sur une ferme laitière. Sa famille est d’ailleurs toujours active en agriculture.