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La retraite : Passer du concept à la réalité

Il est possible de planifier sa retraite en agriculture et de la réussir. Un peu de planification et de bonne volonté suffisent.

Parler de retraite en agriculture relève souvent de l’abstraction. Comment en effet prendre sa retraite d’un mode de vie? Pourtant, la question se pose plus que jamais. L’espérance de vie augmente et, avec elle, de belles années pour mener des projets autres que ceux reliés à la ferme familiale. Un changement de garde s’opère également parmi les producteurs agricoles de la génération des baby-boomers qui atteignent l’âge de la retraite.

La réalité pourrait toutefois rattraper les futurs retraités. L’inflation liée à la valeur des terres depuis 20 ans a créé un véritable problème pour les transferts de ferme en propulsant la valeur de ces dernières. Difficile, en effet, de vendre à sa valeur marchande une ferme de plusieurs millions de dollars à une relève dont les revenus seront probablement insuffisants. Le problème se corse encore quand on sait que des producteurs lient leurs revenus de retraite aux actifs de la ferme. Sur papier, la ferme vaut effectivement des millions, mais cette immobilisation est difficile à transférer en argent sonnant et trébuchant. Et si on veut en rajouter, seulement la moitié des agriculteurs contribueraient à un régime de retraite tel que les REER, selon des chiffres datant de 2013.

Un contexte difficile

Le directeur général de l’UPA, Charles-Félix Ross, est bien conscient des défis actuels. Interrogé quant à la planification de la retraite en agriculture, il met de l’avant l’importance d’une planification à long terme afin de réussir le transfert à la relève. « Il y a toute une planification fiscale associée à ce processus pour maximiser la retraite quand les agriculteurs décident de quitter l’entreprise et minimiser le réendettement de cette dernière lors de la passation à la génération suivante. »

Marie-Claude Bourgault, agronome-conseil en gestion à Agrigo Conseils, constate que les dernières années ont créé un contexte favorable à l’endettement, un écueil qui guette les transferts et, par ricochet, le bien-être financier des parents. « On vit dans un monde d’excès, dit-elle. L’environnement d’affaires actuel n’aide pas à respecter les règles budgétaires qu’on s’était fixées. » Certains agriculteurs y vont la pédale à fond, une conséquence directe d’années d’abondance, de coûts de production stable, de faibles taux d’intérêt et de généreuses subventions qui ont créé une recette pour des excès, selon la conseillère.

Une gestion disciplinée

Les défis existent autant pour la relève que pour les cédants. La hausse du prix des terres doit être mise en contexte pour ceux qui miseraient sur ces actifs pour la retraite. « Ce qu’on doit réaliser, c’est que la valorisation des dernières années est le produit d’une inflation, pas d’un travail de la terre qui a augmenté sa valeur », précise Marie-Claude Bourgault. Elle constate également qu’une certaine relève veut disposer de « cossins dernier cri » pour reprendre la ferme, des dépenses assumées par les parents qui puisent dans leurs revenus, les menant ensuite, pour subvenir à leurs besoins, à dépendre de programmes sociaux tels que le Régime des rentes du Québec et la pension de la Sécurité de la vieillesse.

La Ferme Lorka est la démonstration qu’un transfert peut se faire de manière harmonieuse au profit de tous. Parti de presque rien (9 kg de quotas, 27 têtes et 125 acres en cultures), Carl Marquis gère maintenant une ferme de 850 acres, 350 têtes et 250 kg de quotas, ainsi qu’une érablière de 5 000 entailles avec sa femme Lorraine Lemay, leurs deux filles Catherine et Justine ainsi que leur gendre Alexandre Daigle. Le couple a commencé le transfert à Catherine en 2011 en formant une compagnie à laquelle s’est jointe Justine en 2020. 

La réflexion de Carl Marquis quant à un transfert des responsabilités a débuté il y a une dizaine d’années lors d’un symposium où il agissait comme conférencier sur le sujet. « Quand on achète une ferme et qu’on est passionné par ce qu’on fait, dit-il, on s’imagine éternel; on ne s’imagine pas qu’un jour ça va s’arrêter. Mais depuis que j’ai acheté ma ferme, je veux qu’elle continue. Une des plus belles qualités d’une entreprise, c’est sa pérennité. Si tu te fies à la valeur de ta ferme pour ta retraite, c’est parce que tu as en tête de la vendre, pas de la transférer. »

Depuis, Carl délègue de plus en plus de décisions, mais sans négliger de surveiller les éventuels impacts financiers. « Ce qui accompagne un transfert, c’est une régie serrée. Tu ne peux pas transférer une entreprise en mauvaise situation financière », insiste-t-il.

Épargner en dehors de la ferme

Peut-être inspiré par son père boucher qui a pu l’aider à acheter sa ferme grâce à ses économies, Carl a décidé dès ses débuts comme agriculteur de mettre de l’argent de côté. Cette décision allait à l’encontre des conseils de son comptable de l’époque qui lui recommandait plutôt de réinvestir ses revenus dans la ferme. Avec cet argent placé en différents placements, dont des CELI, il a pu acheter une terre en Gaspésie pour s’adonner à son loisir préféré, la chasse, sans se sentir coupable de prendre de l’argent de la ferme. Ces mêmes économies permettront aussi à lui et à Lorraine de vivre confortablement et longtemps. « Ça fait partie d’un processus qui doit absolument commencer jeune », recommande le producteur. 

Depuis que Catherine a intégré la ferme en 2011, tout est inscrit dans le budget de la ferme, y compris les salaires de Carl et de Lorraine. « C’est le premier poste budgété dans l’entreprise, indique Lorraine. Et il faut être constant et ne pas dire : “C’est pas grave ce mois-ci, on laisse l’argent pour la ferme.” »

Le transfert se fera graduellement avec des dons qui iront en augmentant. Le couple compte aider tant qu’ils auront la santé. « Je vais pouvoir continuer à contribuer à la ferme en m’exprimant différemment », explique Carl.
Les propos reflètent bien la réalité sur les fermes. La plupart du temps, les jeunes retraités désirent continuer à travailler, confirme Marie-Claude Bourgault. « Ce qu’ils veulent, c’est diminuer la charge mentale. »

Un processus à faire en équipe

Pour une transition réussie, le mieux est de commencer la réflexion de cinq à dix ans avant le début de la retraite, selon Marc Ange Doyon, CPA et fiscaliste chez SCF Conseils. Cela comprend le testament, l’assurance vie, l’équité entre les enfants et une réflexion sur les besoins futurs, en évaluant le tout d’un point de vue fiscal et monétaire. Il faut aussi comptabiliser les dépenses pour estimer les besoins futurs et réfléchir à l’emplacement de sa demeure, près ou éloignée de la ferme.

Monsieur Doyon recommande de s’entourer d’une équipe d’experts multidisciplinaires pour la transition en regroupant fiscaliste, comptable, agroéconomiste, notaire ou avocat. Ensemble, ils pourront aider à tracer la marche à suivre et les choix stratégiques à faire pour la pérennité de la ferme, comme une mise à niveau ou encore le dégagement des marges de manœuvre financières. « Les experts forment la pierre angulaire d’un bon transfert », assure Marc Ange Doyon.

Mettre les lois fiscales de son bord

La Loi sur les impôts offre également des conditions avantageuses précises aux entreprises agricoles, indique Marc-Ange Doyon. Les fermes vendues à un prix inférieur à leur valeur marchande ne sont pas pénalisées, contrairement aux entreprises dans les autres secteurs. Les familles peuvent aussi recourir à l’exemption en gain de capital d’un million de dollars par propriétaire à la suite d’une vente.

La Financière agricole du Québec offre par ailleurs la formule vendeur-prêteur. Dans ce cas, le vendeur devient une source de financement, plutôt qu’une institution financière, mais la Financière assure la somme due au vendeur, avec ou sans intérêt. « En cas de mauvaise année du côté de l’emprunteur, la Financière agricole du Québec assure les paiements au vendeur-prêteur, explique Marc-Ange Doyon. De plus, Revenu Québec donne à l’acheteur un crédit d’impôt remboursable de 40 % des intérêts payés dans le cadre de la formule vendeur-prêteur. »

Le gouvernement permet aussi aux retraités de continuer à travailler et de gagner un certain salaire, sans pénaliser leur pension. « On pourrait considérer par exemple de payer un certain salaire aux parents pendant quelques années, ce qui est déductible d’impôt pour l’acheteur, ajoute le fiscaliste. Il faudra mettre dans l’équation qu’à partir de 71 ans, le vendeur devra commencer à décaisser ses REER et les transférer dans un fonds enregistré de revenu de retraite (FERR). »

L’expert fait valoir qu’il existe beaucoup de belles stratégies possibles et de programmes sociaux intéressants. « Il faut maximiser et bonifier ce qui est disponible », recommande-t-il.

Des choix réfléchis

Marie Claude Bourgault incite de son côté les familles à revoir le fonctionnement et les choix de la ferme au moment où plusieurs d’entre elles doivent se serrer la ceinture. « On ne peut plus continuer comme avant, croit-elle. Il faut en profiter pour changer et faire mieux ». Partant du principe qu’on récolte ce qu’on sème, elle prône de bonnes habitudes de gestion qui donneront des résultats à long terme.

La communication est primordiale également. « Il faut bâtir plusieurs scénarios qui tiennent compte des besoins des deux partis. Les acheteurs et les vendeurs devront s’entendre sur le scénario qui leur convient le mieux. Ce choix devra tenir compte de l’aspect humain du transfert de l’entreprise agricole », indique Marc-Ange Doyon.

Quant à Carl et à Lorraine, toutes les décisions mises en place leur permettront de découvrir l’Italie l’an prochain pour souligner leurs quarante ans de mariage.

Photo d'en-tête par Justine Marquis : Les gestionnaires actuels de la Ferme Lorka. De gauche à droite : Justine Marquis, Carl Marquis, Lorraine Lemay, Catherine Marquis et son conjoint Alexandre Daigle.

Céline Normandin

QUI EST CÉLINE NORMANDIN
Détentrice d’une maîtrise en science politique, Céline est journaliste-pigiste auprès du Coopérateur. Et ce n’est pas par hasard si elle se retrouve aujourd’hui à couvrir le secteur agroalimentaire puisqu’elle a grandi sur une ferme laitière. Sa famille est d’ailleurs toujours active en agriculture. 

celine.normandin@videotron.ca

QUI EST CÉLINE NORMANDIN
Détentrice d’une maîtrise en science politique, Céline est journaliste-pigiste auprès du Coopérateur. Et ce n’est pas par hasard si elle se retrouve aujourd’hui à couvrir le secteur agroalimentaire puisqu’elle a grandi sur une ferme laitière. Sa famille est d’ailleurs toujours active en agriculture.