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AgConnexion : Agriculture intelligente et intelligence artificielle

Elle révolutionne déjà nos façons de faire, pour ne pas dire nos vies. Quel impact l’intelligence artificielle a-t-elle, et aura-t-elle, en agriculture? Comment les producteurs pourront-ils en tirer profit?

Entretien avec Saad Chafki, vice-président principal en technologies de l’information chez Sollio Groupe Coopératif.

Coopérateur : D’abord, pour se mettre au parfum, qu’est-ce que l’intelligence artificielle (IA) et à quoi sert-elle dans le milieu agricole?

Saad Chafki : L’intelligence artificielle sert à valoriser les données d’une entreprise, en l’occurrence agricole. À l’aide de l’informatique et de concepts principalement mathématiques et statistiques, elle permet de comprendre et d’interpréter des données pour aider les humains, ou une machine, à prendre des décisions et à formuler des prédictions. Voilà pour la définition un peu théorique. Elle peut être utilisée dans plusieurs secteurs d’activité. Par exemple, l’IA peut faciliter, à l’aide d’algorithmes, la détection de transactions frauduleuses sur les cartes de crédit.

En quelques mots, comment cette technologie fonctionne-t-elle?

Il y a trois principales étapes. Dans la première, il s’agit de comprendre la situation, ce qui est en train de se passer. C’est le niveau descriptif. Prenons le cas suivant où une personne utilise une carte de crédit pour faire un achat d’essence dans une station-service de sa région. Quelques minutes plus tard, à 150 km, un autre achat d’essence est effectué avec la même carte. Il y a problème, de toute évidence, et l’algorithme va le détecter. 

La deuxième étape est prédictive. À n’en pas douter, il y a fraude. Ce qui amène immédiatement à la troisième étape, la prescription, c’est-à-dire l’action de refuser le deuxième achat à la pompe et d’annuler la carte. Ces trois étapes ont été effectuées, sans intervention humaine, en quelques secondes. Selon les cas, on peut arrêter à la première étape (descriptive) ou à la deuxième (prédictive). En d’autres mots, nous ne sommes pas obligés de faire les trois étapes chaque fois.

Pourquoi en parle-t-on autant maintenant?

On serait tenté de penser que c’est en raison de la force accrue des algorithmes, mais pas du tout! On utilise les mêmes principes mathématiques qu’il y a plus de 50 ans. Ce qui a évolué de façon exponentielle, c’est la disponibilité des données, leur coût de stockage et la capacité de calcul des ordinateurs. 

Aujourd’hui, en l’espace de deux ou trois jours, on génère autant de données qu’on en a générées dans les 40 dernières années. Comment? Par nos téléphones intelligents et la présence d’une multitude de capteurs. Nos activités quotidiennes laissent ainsi une quantité phénoménale de traces numériques, donc de données. 

Mais c’est bien beau de générer toutes ces données, si je ne peux pas les stocker, il y a un problème. En une décennie, leur coût de stockage a littéralement fondu de plusieurs dizaines de milliers de fois. Enfin, la puissance de calcul des ordinateurs s’est développée de façon exponentielle. Ce qui prenait 18 heures à être exécuté il y a dix ans n’en prend aujourd’hui que quelques fractions de seconde. 

Tout ça a contribué à faciliter l’accessibilité aux données pour les entreprises. Et grâce à l’infonuagique, elles n’ont pas à s’équiper de superordinateurs, elles n’ont qu’à « louer » du temps pour tester des algorithmes, ce qui représente un énorme avantage pour les entreprises en démarrage et les petites entreprises. L’équipement informatique n’est plus une barrière à l’entrée.

Pouvez-vous nous donner des exemples d’utilisation de l’IA dans le domaine de l’agriculture?

L’IA utilisera la puissance des données et des capacités de calcul d’un ordinateur pour prédire, par exemple, selon la taille, les caractéristiques et l’historique des lots antérieurs, la croissance d’un troupeau et le niveau de moulées dans un silo, ce qui aura un impact énorme sur la chaîne d’approvisionnement et la qualité du service offert aux producteurs et aux productrices agricoles. 

Une chaîne d’approvisionnement qui optimise le transport en livrant les commandes d’aliments de quelques entreprises voisines en un seul voyage sera moins coûteuse et générera moins de GES. Un autre avantage, et non le moindre, c’est ce que ça va éviter aux producteurs d’aller vérifier eux-mêmes les niveaux de moulées dans leurs silos avec les risques de chutes que cela peut entraîner. Chaque année, des accidents, parfois mortels, sont reliés à cette pratique.

En production animale, comment pourrait-elle prendre forme?

Prenons l’exemple d’une ferme avicole. On pourrait y utiliser la vision par ordinateur, c’est-à-dire des caméras qui analysent les oiseaux, qui détectent leurs comportements anormaux (les boiteries, les entassements) et qui mesurent leur poids afin de prédire la date et l’heure de sortie idéale. C’est présentement à l’essai dans une ferme de Sollio Agriculture. Le potentiel est énorme (voir « Suivre les poulets à la trace », ci-dessous). Cette même technologie pourrait également prendre forme dans le secteur laitier avec l’analyse du confort des vaches, des refus d’aliments, des prédictions de vêlage et des boiteries.

Qu’en est-il de ChatGPT, un autre outil d’intelligence artificielle, et quels en sont les avantages pour les producteurs agricoles?

Le ChatGPT public de l’entreprise OpenAI offre beaucoup plus de profondeur qu’une recherche sur Google. C’est d’ailleurs pourquoi le moteur de recherche n’a pas tardé à lancer son propre outil d’intelligence artificielle, Gemini, tout comme Microsoft avec Copilot. Brièvement, ces outils d’intelligence artificielle générative (qui génèrent du contenu) s’améliorent par rétroaction, c’est-à-dire qu’ils emmagasinent ce que leurs utilisateurs estimeront être de bonnes réponses. Ils permettent aux producteurs d’obtenir de l’information dans un domaine qu’ils ne connaissent que peu, sur un nouveau produit par exemple. Ce sont de bons outils d’introduction ou de démystification, mais ça ne va pas leur fournir d’information poussée dans leur domaine d’expertise où ils en savent eux-mêmes déjà énormément. Et soyons clairs : ça ne remplacera pas du tout l’expert-conseil. 

Enfin, en guise de mise en garde, il faut savoir que les données entrées dans le ChatGPT public, ou dans tout autre système d’intelligence artificielle public, ne sont probablement plus confidentielles. Il faut rester prudent et ne pas partager de renseignements personnels ni d’informations délicates.

Il importe également de s’assurer que la recommandation a bel et bien un impact dans mon entreprise, n’est-ce pas?

Oui. Il faut être conscient des limites des recommandations. Sont-elles appuyées de preuves tangibles dans ma région, dans mon type d’entreprise, selon mes conditions de culture? Raison de plus pour confirmer les recommandations auprès de mon expert-conseil. Je vous recommande aussi d’avoir recours à l’intelligence artificielle dans une plateforme numérique que vous utilisez déjà pour éviter de vous éparpiller à gauche et à droite et d’avoir une panoplie d’outils qui ne se parlent pas. C’est coûteux et inefficace. Il faut limiter la fragmentation technologique.

Quelle influence l’intelligence artificielle aura-t-elle sur la façon de travailler des producteurs agricoles et des experts-conseils?

Elle favorisera l’analyse prédictive. Avec les données accumulées (historique de mes cultures, rendements, météo, prix des intrants, coûts de production, ventes, etc.), les outils d’intelligence artificielle pourront, dans un futur proche, formuler des recommandations. Le programme Lactascan de Sollio Agriculture est un puissant outil d’analyse descriptive en production laitière. Il permet une lecture très précieuse des opérations. L’interprétation des données est très importante. Je le répète : on aura toujours besoin des conseils d’experts en alimentation, en santé, en gestion. Les outils d’IA constituent une valeur ajoutée qui améliorera le travail des experts et des producteurs.

Comment voyez-vous l’avenir?

Les outils vont se raffiner, les coûts de leur utilisation vont baisser et leurs capacités prédictives, enrichies par les données, vont s’améliorer. L’intelligence artificielle va prendre une grande place en agriculture.



SUIVRE LES POULETS À LA TRACE

Des essais en cours dans des bâtiments d’élevage avicole de Sollio Agriculture étudient l’usage de caméras pour suivre la croissance des poules et des poulets. « On peut les observer un à un, explique l’agronome Pascal Labranche, directeur des produits et de l’innovation chez Sollio Agriculture. Ce n’est pas encore parfait, mais les essais sont concluants. On s’en va inévitablement vers un suivi de plus en plus étroit. »

Densité, poids, consommation d’aliments, comportements et déplacements des oiseaux, blessures, mortalité… les possibilités d’analyse des données récoltées par les caméras sont immenses. « Le système est capable de détecter les oiseaux inertes depuis un laps de temps suffisamment long pour dresser des statistiques de mortalité. En d’autres mots, il compte les poulets morts, indique à quels endroits ils se trouvent dans le bâtiment et mesure leur poids de façon à établir des modèles de prédiction », informe Pascal Labranche.

Pour déterminer le poids des oiseaux, la façon traditionnelle consiste à récolter les données de balances installées au sol sur lesquelles ils circulent. Il y a une marge d’erreur évidente. En intelligence artificielle, il n’y a aucune balance, c’est la caméra, en se basant sur sa banque d’images de la physionomie d’oiseaux à tout stade de croissance, qui peut estimer leur poids, et ce, oiseau par oiseau, et de calculer une moyenne. « Ça permettra de connaître le gain de poids en temps réel et d’établir des corrélations avec des éléments de stress, des problèmes d’équipement ou encore des tâches qui n’ont pas été exécutées, de façon à pouvoir rapidement faire des corrections », analyse l’agronome. En outre, une caméra HD coûte environ cinq fois moins cher qu’une balance à poulets. Dans un bâtiment de 20 000 oiseaux, par exemple, la caméra pèsera tous les poulets, et ce, à toutes les sept minutes, alors qu’une balance n’en pèsera qu’un échantillon.

Photo : iStock.com | Fahroni

Patrick Dupuis

QUI EST PATRICK DUPUIS
Patrick est directeur et rédacteur en chef par intérim au magazine Coopérateur. Agronome diplômé de l’Université McGill, il possède également une formation en publicité et en développement durable. Il travaille au Coopérateur depuis une trentaine d’années.

patrick.dupuis@lacoop.coop

patrick.dupuis@sollio.coop

QUI EST PATRICK DUPUIS
Patrick est directeur et rédacteur en chef par intérim au magazine Coopérateur. Agronome diplômé de l’Université McGill, il possède également une formation en publicité et en développement durable. Il travaille au Coopérateur depuis une trentaine d’années.

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