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L’agriculture numérique tient-elle ses promesses?

Où en est l’adoption de l’agriculture numérique? A-t-elle conquis les producteurs agricoles? A-t-elle rempli ses promesses? Entretien avec Saad Chafki, vice-président principal aux technologies de l’information chez Sollio Groupe Coopératif.

Coopérateur : Compétences, coûts, outils, temps… L’agriculture numérique peut sembler exigeante. Où en est son adoption dans le milieu agricole?

Saad Chafki : D’après des sondages effectués au Canada et aux États-Unis, 50 % des producteurs agricoles utilisent des solutions numériques. L’autre moitié en est encore au papier ou à des méthodes traditionnelles. Est-ce beaucoup ou peu? Difficile à dire. Cependant, le pourcentage d’adoption augmente d’année en année.

De façon claire, quels sont les bénéfices réels de l’agriculture numérique?
Les bénéfices ne sont pas encore à un niveau optimal, comparativement à d’autres industries. J’aimerais en fait rappeler les trois étapes pour la réalisation de bénéfices. La première est de capter la donnée. La deuxième, de la valoriser en en tirant des constats et recommandations. Ensuite, à la troisième étape, il faut changer nos pratiques pour appliquer ces recommandations. Ce n’est qu’à cette troisième étape que le plein bénéfice sera créé. Pour revenir à votre première question, nous en sommes, en grande partie encore, à l’étape deux. En d’autres mots, on capte les données, on fait des constats, mais on est moins dans l’agir. On n’a pas encore modifié nos pratiques. 

En comparaison, le virage numérique des institutions financières, des commerces de détail, des entreprises de télécommunications et de divertissement a une longueur d’avance. Ces entreprises sont en majorité à l’étape trois. La raison en est simple : elles ont commencé à s’intéresser au numérique depuis déjà un bon moment, et les consommateurs ont répondu à l’appel. En agriculture, l’avènement du numérique, même s’il ne date pas d’hier, est assez jeune. Bref, nous n’en sommes qu’au début. Et ce constat nous donne parfois le sentiment mitigé que l’agriculture numérique ne tient pas véritablement ses promesses.

Bon, c’est un peu théorique tout ça. Qu’en pensent les producteurs?
Ils nous posent de bonnes questions! Certains nous demandent : « C’est beau, on capte les données, mais je fais quoi avec? » Et c’est justifié de se le demander. Est-ce négatif? Absolument pas. Leurs questions contribuent à développer notre offre. Ce qui peut expliquer pourquoi des producteurs disent : « Ben là, je ne vois pas de bénéfices… » C’est la conséquence d’avoir franchi la première étape, mais sans passer à la suivante. Pourtant, dans un sondage réalisé en 2021, une bonne part des producteurs qui utilisent les technologies numériques en agriculture affirment en tirer des bénéfices. Entre autres, 65 % de ceux-ci disent que le numérique les aide à améliorer leur prise de décisions. Cette donnée a aussi augmenté au cours des trois dernières années. Et 40 % y voient un impact sur la réduction des coûts d’intrants, un pourcentage qui s’est aussi accru avec les années. 

Un des premiers avantages du numérique, c’est d’avoir toutes les informations de son entreprise rassemblées à un seul et même endroit, ce qui allège les tâches de gestion. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, ça permet d’avoir accès facilement à l’information et de travailler plus efficacement. En revanche, 25 % des producteurs utilisateurs, soit un sur quatre, disent ne pas en voir les bénéfices.

Je me fais l’avocat du diable. Est-ce que le numérique allège vraiment le travail? Ne pensons qu’à l’entrée de données, qui, on le sait, peut s’avérer longue et fastidieuse?
C’est un bon point. Ça nous ramène à la promesse du numérique. Ultimement, la réponse devrait être oui, mais la réalité peut être différente. Je m’explique. Aujourd’hui, le producteur peut se retrouver avec plusieurs logiciels ou plateformes. S’il doit entrer une même donnée dans plusieurs systèmes, c’est clair que ça pourrait devenir pire que le papier! Quand vient le temps de choisir des solutions numériques, le producteur devrait idéalement se tourner vers des plateformes qui se parlent entre elles. Et c’est là qu’on en constate les avantages. En agriculture, l’offre numérique est fragmentée. Chacune des plateformes fait son bout de chemin. Pas étonnant que certains producteurs se sentent dépassés. S’ils sont d’avis qu’ils reculent, ils vont rester avec le papier.

Sinon, quelles sont les principales raisons évoquées par les producteurs pour ne pas utiliser le numérique?
Il y en a trois principales. Ils sont satisfaits de leurs méthodes actuelles. L’âge des équipements, qui, selon leur perception, permet difficilement l’installation de ces nouvelles technologies. Et le manque de connaissance et de formation.

Ce type d’agriculture s’adresse-t-il à tous et à toutes?
Parmi les utilisateurs, on ne retrouve pas de groupes spécifiques. On voit tous les types de producteurs, jeunes et moins jeunes, et d’entreprises, petites et grandes. Cela dit, presque 70 % des jeunes producteurs l’utilisent. On retrouve aussi beaucoup de grandes entreprises. Mais encore là, pas exclusivement.

Bon, je suis un producteur qui fait partie des 50 % qui n’utilisent pas le numérique et je décide de me lancer. Par où je commence? Aurai-je besoin de compétences, d’outils?
La première chose, c’est de choisir la bonne solution, la bonne plateforme, celle qui vous convient. Quels sont les critères qui permettront de faire ce choix? Ça doit d’abord être une plateforme facile à utiliser, avec laquelle vous aurez un soutien technique disponible à proximité, un réseau. Une plateforme peut être impeccable, mais sans compétences et sans soutien, ça vaut ce que ça vaut. 

Ensuite, même si on convient qu’aucune plateforme ne fait tout, il faut en choisir une qui ne se contente pas d’une seule fonctionnalité. Cette plateforme doit aussi, autant que possible, être ouverte. Elle doit pouvoir communiquer avec d’autres plateformes, de façon à compléter ce qu’elle ne peut offrir, afin d’éviter, comme on l’a dit, la fragmentation des données à gauche et à droite. 

La question de la cybersécurité est centrale. Il faut faire ses recherches et poser les bonnes questions. Quelles sont les pratiques de votre fournisseur en la matière? Que fait-il avec vos données? À qui appartiennent-elles? Cette plateforme doit aussi permettre une option de sortie, à savoir que si vous n’en êtes pas satisfait, vous pouvez en sortir tout en demeurant propriétaire de vos données. Ensuite, commencez à découvrir l’outil, d’abord ses fonctions de base, puis ses fonctions plus avancées. Par exemple, initiez-vous à l’imagerie satellite, puis passez à l’analyse de rentabilité, et enfin lancez-vous dans l’agriculture de précision, avec l’utilisation de capteurs, de stations météos et de pièges à insectes. Allez-y à votre rythme.

En matière de coûts, est-ce accessible pour le producteur qui choisit ce cheminement?
C’est un fait que, pour tirer le plein potentiel du numérique, il est nécessaire de posséder certains équipements spécialisés. On entre alors dans une autre catégorie de coûts. Et les bénéfices ne seront pas au rendez-vous la première année. Il faut parfois deux ou trois ans de pratique avant d’en voir la couleur. C’est pourquoi je recommande de commencer petit, de prendre le temps de s’adapter et de changer ses pratiques graduellement. Il faut éviter de tomber dans le piège de l’abandon si les avantages n’apparaissent pas immédiatement. L’agriculture de précision s’applique moins aux très petites surfaces, mais une entreprise modeste peut tirer profit de l’analyse des coûts et de la rentabilité ou de la gestion des zones de production que permet le numérique. Et il y a la conformation à la règlementation, qu’il peut être très laborieux de faire de façon manuelle. À ne pas négliger non plus : l’intérêt de la main-d’œuvre pour des entreprises qui ont pris le virage numérique.

Quels défis le numérique aura-t-il à relever dans l’avenir?
Le risque inhérent au numérique, c’est cette désillusion de ne pas en voir immédiatement les bénéfices. C’est comme un passage : on doute, mais il faut persévérer, s’adapter, même si ce n’est pas infaillible. Je conclurais par un postulat que j’aime bien et qui peut expliquer ce sentiment mitigé des producteurs, sentiment que d’autres industries ont connu : dans le numérique, on a tendance à surestimer les bénéfices à court terme et à sous-estimer l’impact transformationnel à long terme. En d’autres mots, quand ça commence à marcher, ça va très vite et il devient difficile, voire impossible, de se rattraper.

Patrick Dupuis

QUI EST PATRICK DUPUIS
Patrick est rédacteur en chef adjoint au magazine Coopérateur. Agronome diplômé de l’Université McGill, il possède également une formation en publicité et en développement durable. Il travaille au Coopérateur depuis plus de vingt ans.

patrick.dupuis@lacoop.coop

patrick.dupuis@sollio.coop

QUI EST PATRICK DUPUIS
Patrick est rédacteur en chef adjoint au magazine Coopérateur. Agronome diplômé de l’Université McGill, il possède également une formation en publicité et en développement durable. Il travaille au Coopérateur depuis plus de vingt ans.

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