Aller au contenu principal

D’invisibles accompagnatrices à productrices agricoles : 50 ans d’histoire des femmes dans le Coopérateur

En 1975, les femmes n’avaient pas à prendre part à l’assemblée générale de la Coopérative fédérée. Elles étaient plutôt invitées à assister à un défilé de mode et à une dégustation culinaire, aux suites avantageuses pour leurs conjoints : « Les messieurs peuvent donc s’attendre à être gâtés au cours des prochaines semaines, tant par la tenue vestimentaire de leurs compagnes que par les mets succulents qu’elles leur offriront aux repas. » 

Fantômes du monde agricole, les femmes n’apparaissent que sporadiquement aux débuts du Coopérateur agricole, et il faudra des années avant qu’on réussisse à leur accorder une véritable place. Parce qu’il faut bien le dire : invisibles, oui; absentes, non!

Années 1970 : De l’invisibilité aux premières reconnaissances

Les hommes sont omniprésents au début des années 1970. Ils parlent aux assemblées générales, forment l’ensemble des représentants conseillant les producteurs et remettent des trophées (à d’autres hommes) lors des concours et des célébrations. Même les publicités de la Coopérative fédérée montrent que le monde agricole coopératif est un milieu fait par et pour les hommes : « Pour une information plus détaillée, rencontrez votre homme, MONSIEUR CO-OP »; « Parlez de vos besoins à votre homme, MONSIEUR CO-OP ». Qui est ce monsieur? Vos experts-conseils d’autrefois! 

La représentativité féminine est quant à elle mince, voire rachitique. Lorsqu’il y a des femmes sur les photos, c’est parce qu’elles accompagnent leur époux et portent dans les bras un bouquet de fleurs. 

L’Année internationale de la femme, en 1975, marque un premier tournant dans les textes qui mentionnent les femmes. On sent d’abord qu’un timide sentiment de reconnaissance se creuse une petite place, laquelle reste toutefois teintée d’un brin de paternalisme : « Épouse, mère, éducatrice, fermière, préposée aux contrôles et à la comptabilité, [les femmes sont] celles qui, par leur charme et leur bonne humeur, contribuent à égayer notre vie de tous les jours, en un mot celles qui nous aident à vivre normalement notre vie », écrit dans l’« Entre nous » Roland Pigeon, alors président de la Coopérative fédérée. Entre 1976 et 1978, quelques femmes occupant des emplois apparaissent dans la revue : le premier portrait féminin, celui de Majella Normandeau, une employée du siège social de la Coopérative fédérée; Lise Payette, alors ministre des Consommateurs, Coopératives et Institutions, qui a assisté à l’AGA de la fédération en février 1978; et environ cinq nouvelles représentantes, qui se mêlent aux nombreux MONSIEUR CO-OP de leur cohorte. 

Années 1980 : L’ère des revendications et de la reconnaissance

Lentement mais sûrement, les esprits s’éveillent au fait que les femmes collaboratrices sont confrontées à plusieurs défis. De grandes études sont faites sur leur situation, et les lois fédérales et provinciales se modernisent. Les années 1980 verront par conséquent une accélération considérable des revendications féminines, dont se fait écho le Coopérateur

Dans l’article « Les “grandes” de la coopération agricole » (décembre 1982), Paul-É. St-Pierre, alors président de la Coopérative fédérée, affirme que ce texte ne rend pas seulement hommage aux femmes du monde agricole : « il constitue l’amorce d’un exercice qui fera de la femme un élément beaucoup plus à part entière de notre mouvement ». Portée par ce nouveau mandat de la Coopérative fédérée, une nouvelle chronique est créée dans la revue, en collaboration avec l’Association des femmes collaboratrices (A.D.F.C.), un regroupement qui vise à faire reconnaître légalement les statuts de salariée et de conjointe collaboratrice afin d’assurer aux femmes une sécurité financière. Les sujets couverts sont variés : la fiscalité, les enjeux liés à l’absence d’assurance chômage, le système judiciaire, la non-reconnaissance du travail des « partenaires hors pair », l’égalité et la reconnaissance des conjoints, etc. 

Renelle Valade

Puis, de 1985 à 1990, la revue se vêt littéralement des revendications féminines! Il faut dire que ça brasse un peu partout au Québec. En 1985, des discussions sont lancées pour réformer le droit de la famille, et en janvier 1986, le MAPAQ lance son plan d’action pour les femmes, qui est publié dans le Coopérateur. Juin 1987 marque un changement important dans les textes voués aux femmes dans la revue : dorénavant, la chronique mensuelle jusqu’alors tenue exclusivement par l’A.D.F.C. fait une place à un nouveau venu, le Comité provincial des femmes en agriculture, qui deviendra quelques mois plus tard la Fédération des agricultrices du Québec (F.A.Q.). Pendant trois ans, ces deux organismes publient en alternance leurs conseils et leurs revendications dans le Coopérateur agricole. Citons le changement à la Loi sur le financement agricole, qui, jusque-là, ne permettait pas aux agricultrices mariées d’avoir droit à la prime d’établissement. En effet, d’après l’article de juin 1987 du Comité, c’est tout un combat qui est gagné : auparavant, 15 000 $ étaient donnés à deux individus qui s’associaient pour lancer une entreprise, mais cette prime diminuait à 8 000 $ quand les deux individus étaient un couple marié! Plusieurs articles seront ensuite publiés pour parler des avantages fiscaux et éthiques d’une association entre époux. 

Des histoires de succès féminins se font également une place de plus en plus omniprésente dans la revue en 1987. En janvier, le Coopérateur fait le portrait de Paulyne Gagné, directrice générale de la Coopérative de services agricoles d’Abitibi-Ouest. Renelle Valade (photo à gauche) réussit quant à elle un tour de force qui fait l’objet de deux articles : c’est la première femme élue au conseil d’administration (CA) d’une coopérative laitière régionale, chez Agrinove. En février, Diane Clément est mentionnée pour son élection au CA d’Agrodor. En janvier 1988, c’est la première fois qu’une productrice agricole est placée en couverture! Il y avait bien eu deux ou trois femmes sur les couvertures du magazine depuis sa fondation, mais Carmelle Faucher est la première qui occupe réellement le statut de productrice agricole plutôt que d’épouse. 

Bref, chaque victoire législative importante trouve un écho dans un article du Coopérateur, puis à travers un témoignage ou un reportage à la ferme!

Années 1990 : Une nouvelle normalité?

Puis, au début des années 1990, la section consacrée aux femmes disparaît. Sent-on que la bataille est gagnée? C’est possible, puisque les femmes apparaissent dans divers articles, comme des reportages à la ferme. Elles font donc partie du paysage agricole. 

Il y a bien quelques portraits féminins qui se glissent dans le Coopérateur, comme celui d’Eva Giroux-Demers, vice-présidente de la Société coopérative agricole (SCA) de Coaticook, où elle témoigne de ses difficultés d’être femme et de se faire une place dans un CA, et un reportage sur Hélène Miron, alors administratrice à la SCA de Saint-Damase. Les agricultrices de l’année, choisies lors d’un concours organisé par la F.A.Q., ont aussi droit à quelques pages pour parler de leur parcours. 

Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que les femmes retrouvent une importante voix dans la revue, à la suite de l’élection de Francine Ferland au CA de la Coopérative fédérée (CF). Aucune femme n’avait réussi à franchir ce plafond de verre avant elle, ce qu’un délégué n’avait pas manqué de remarquer à l’AGA de la CF en 1997. Paul Massicotte, alors président, avait répondu que la question de la représentation féminine serait considérée. De fait, en 1998, un siège réservé à une représentation féminine a été créé, et c’est Francine Ferland qui a été élue au cours d’un vote auprès de l’ensemble des déléguées féminines.

Années 2000 : Les conseils d’administration

En septembre 2000, l’article « Agricultrices : présentes! » annonce la tenue d’un Colloque pour agricultrices organisé conjointement par la F.A.Q. et la Coopérative fédérée. Le compte-rendu de ce colloque est publié en janvier suivant, et les enjeux féminins débordent maintenant des limites de la ferme, puisqu’une question y est posée : où sont donc les femmes dans les conseils d’administration? Denis Richard, alors président de la Coopérative fédérée, signale dans un « Entre nous » de 2003 que seulement 8,4 % des postes des CA sont détenus par des femmes… alors qu’elles occupent environ 33 % des emplois agricoles! 

La création, vers 2000, d’un premier Plan d’action pour une représentation équitable des femmes dans la gouvernance du réseau de La Coop fédérée entraîne diverses initiatives. Des journées d’échange entre les femmes s’organisent pour démystifier le travail d’administratrice et inciter d’autres candidates à se présenter. Or, « on ne peut pas être ce qu’on ne voit pas ». Cette citation de Marian Wright Edelman, militante américaine des droits civiques, exprime bien un constat : pas évident de devenir administratrice sans exemples pour nous montrer la voie. Et ces exemples sont, c’est le moins qu’on puisse dire, rares!

C’est donc à la suggestion de Colette Lebel, directrice des affaires coopératives qui avait comme mandat d’intéresser les femmes à participer aux conseils d’administration du réseau, qu’une nouvelle section apparaît en 2007 : « Agricultrice », renommée « Femme engagée » en 2009. Les agricultrices disaient généralement qu’elles n’avaient pas les compétences pour occuper une place dans un CA et elles proposaient souvent leur mari. Mais lorsqu’on présentait des femmes qui occupaient déjà ces fonctions, elles pouvaient voir que c’était possible. De 2007 à 2015, le Coopérateur présente donc dans cette section pas moins de 65 portraits d’administratrices, de directrices ou de productrices agricoles du réseau. Bref, les années 2000 sont l’apogée des exemples féminins dans le Coopérateur agricole!

2015-2022 : Une porte ouverte

Et qu’en est-il des sept dernières années? La représentation féminine y est moins systématique. Quelques articles abordent la question de la diversité dans les conseils d’administration. D’autres se penchent sur les enjeux de la relève féminine, pour les transferts de père à fille ou les établissements. De nombreux reportages se font également dans les fermes où on retrouve plusieurs propriétaires féminins. 

Les portraits de « Femme engagée » ont migré vers la nouvelle section « Vie coopérative », où on peut en apprendre plus sur les parcours d’administratrices du réseau. Ce serait davantage par manque de candidates acceptant de se prêter au jeu que par désir d’arrêter les portraits. La porte – ou le carnet d’écriture – reste donc toujours ouverte pour l’ajout de nouvelles histoires inspirantes!

 

Photo d'en-tête par Normand Blouin : Francine Ferland. Photo extraite de l'article « Francine Ferland, la mandataire des dames », publié en mai 1999.

Stéphanie McDuff

Stéphanie est Rédactrice et chef de la production numérique pour le Coopérateur. Diplômée de l’Université du Québec à Montréal, elle est détentrice d’un baccalauréat et d’une maîtrise en études littéraires. 

Stephanie.McDuff@sollio.coop

Stéphanie est Rédactrice et chef de la production numérique pour le Coopérateur. Diplômée de l’Université du Québec à Montréal, elle est détentrice d’un baccalauréat et d’une maîtrise en études littéraires.