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Elle siège au conseil d’administration de Sollio Groupe Coopératif depuis plus d’un an. L’entrepreneure de la Côte-de-Beaupré s’y est installée sans appréhension ni idées préconçues et, tient-elle à le souligner, dépourvue d’ambition, sinon celle de partager, en toute humilité, sa vision des affaires empreinte de différence.
« Je suis une bibitte à part, mais j’ai un p’tit cœur vert », dit d’entrée de jeu la représentante du secteur 5 de l’entreprise, qui rassemble, sous le vocable « coopératives à intérêts particuliers » les marchands indépendants BMR, dont Lucie fait partie, les coopératives de consommation, Citadelle, la Filière porcine coopérative et les Producteurs de porcs de l’Ouest.
L’agriculture est peut-être loin de son monde, mais les affaires, elle connaît. Lucie Boies est la première élue non issue du milieu agricole à siéger au conseil d’administration de la grande coopérative centenaire. La production agricole n’est bien sûr pas que le seul sujet de discussion au conseil de l’entreprise. Outre Sollio Agriculture, qui assure l’approvisionnement des fermes, Sollio Groupe Coopératif, c’est aussi Groupe BMR, leader québécois du commerce au détail de quincaillerie et de matériaux de construction, et Olymel, chef de file dans la transformation de viande de porc et de volaille.
Lucie s’est intégrée rapidement à ce conseil où tous partagent une volonté de servir. « Je n’aurai jamais un doctorat en quota laitier, reconnaît celle qui possède, avec sa famille, deux magasins sous l’enseigne BMR à Beaupré et Château-Richer. Je gère des 2 x 4, pas du vivant, mais je m’intéresse à l’agriculture et je veux comprendre. »
Pour s’y initier, elle se plonge dans de multiples lectures. Les ouvrages de Michel Morisset prennent place sur sa table de chevet dont un, notamment, décrit en détail la structure de la production porcine québécoise. Lucie questionne, écoute, prend note. La matière s’infiltre. Décante.
Cela dit, l’entrepreneure n’arrive pas dépourvue d’expérience, au contraire. Elle possède un certificat en gouvernance du Collège des administrateurs de sociétés de l’Université Laval. Elle est présidente de la fondation de l’hôpital de sa région et membre fondatrice de l’Alliance affaires de la Côte-de-Beaupré. Et elle participe, depuis près de 20 ans, à plusieurs comités consultatifs de Groupe BMR.
« Je me sers de ma différence pour contribuer à faire avancer les choses, partage Lucie. Au conseil, si on pense tous de la même façon, on ne se challengera pas. C’est entre autres pour cette raison qu’on y retrouve aussi des administrateurs externes non producteurs agricoles. Ils nous font parfois entendre des choses qui défrisent, en matière de gouvernance, par exemple. C’est pour nous faire réfléchir, pas pour nous raisonner. Nous avons à apprendre de ces visions nouvelles, dans le respect des valeurs. »
Un modèle maternel en quincaillerie
Adolescente, Lucie passe ses étés à travailler dans la quincaillerie familiale. Elle brasse la peinture et démêle la plomberie. Outils et matériaux n’ont plus de secrets pour elle. C’est tout naturellement qu’elle prend goût à ce milieu que l’on dit parfois, à tort, davantage taillé pour les hommes. Sa mère, Emma, qui ouvrit le premier magasin de la famille en 1974, est la preuve bien vivante du contraire. À 91 ans, elle s’intéresse toujours à ses magasins (un deuxième verra le jour en 2008) tout autant qu’à l’époque.
« Je suis la cadette de trois enfants. Mes parents étaient des gens d’affaires. Mon père était entrepreneur en construction et faisait les contacts. Ma mère vendait les matériaux. Le magasin a commencé comme ça. C’est elle qui a bâti l’entreprise. »
« La présence des femmes dans ce milieu, c’est une question d’attitude, croit Lucie. Pour moi, ça n’a jamais été une lutte. Je suis arrivée dans un moule. Je n’ai pas eu à me battre. Ma mère, oui, même si mon père, féministe avant l’heure, donnait toute la place aux femmes. “Allez voir mon épouse, c’est elle qui gère”, disait-il. »
L’entreprise portait le nom du patriarche : Centre de rénovation Raymond Boies, mais c’est Emma qui tenait les livres. À l’époque, les banques n’auraient pas financé une entreprise ayant le nom d’une femme!
« Notre place, on la prend, plaide l’administratrice. Le parcours de ma mère m’a inspirée. Je l’ai vue travailler très fort. Si tu veux refaire ta toiture, ne me demande pas de l’installer, mais je sais quels matériaux ça te prend! Cela dit, je ne suis pas du genre à être victime. Tu veux te faire servir par un gars plutôt que par une femme, ça ne m’offusque pas! »
Une entreprise familiale
L’entreprise familiale a séduit la fratrie Boies. Une famille tissée serrée, aimante, solidaire. Son frère Jacques et sa sœur Christine, plus âgés que Lucie, s’y intégreront d’abord, puis ils lui feront une place qu’elle prendra, sans pression, après des études en relations industrielles et un certificat en administration à l’Université Laval. Un parcours scolaire varié pour la curieuse qu’elle est. « La grosseur de notre entreprise nous permettait à tous d’exploiter nos forces », souligne-t-elle.
Lucie éprouve une immense fierté d’avoir bâti avec sa famille une entreprise prospère et aux valeurs humaines. Ils auront été, ensemble, la deuxième génération pendant une trentaine d’années. « Ma sœur a quitté ses fonctions tout juste avant la pandémie en 2019. Mon frère a pris sa retraite en décembre 2022. Je travaille avec mon neveu Mathieu. Il a 34 ans, c’est le fils de ma sœur. Il a tout ce qu’il faut : l’intérêt et le talent. Je suis en processus de transfert de connaissances et de pouvoir. Je prépare la nouvelle équipe composée d’une soixantaine d’employés. À 57 ans, je suis en mode coaching. »
Lucie in the sky…
En plus de sa famille, ses inspirations lui viennent de multiples horizons. Amis, enseignants et professeurs, Nathalie, sa compagne de vie, marchands et fournisseurs, collègues, jusqu’à la dame qui lui sert son café chez Tim Horton’s et qui l’appelle madame BMR. Une parole, des mots écrits, des marques d’attention. « Riches ou pauvres, ce n’est pas ce que tu as ou pas, qui fait ce que tu es, croit Lucie. Les gens au CA de Sollio m’apportent beaucoup, par leurs valeurs et leurs réalités bien différentes de la mienne. Comment se sort-on de gros problèmes? Comment prendre, avec assurance, des décisions qui toucheront des milliers de personnes, parfois à la grandeur du pays ? J’essaie de transposer ces apprentissages à l’échelle de mon entreprise. L’inspiration est partout. »
Les romans, la musique et les voyages, sa grande passion, sont également une source quasi intarissable. Lucie a traversé l’Europe à maintes reprises. « À une époque, je connaissais le métro de Paris mieux que celui de Montréal, lance-t-elle. Mes parents étaient de grands voyageurs. On a tous la valise sur le bord de la porte. On y découvre des cultures qui ouvrent l’esprit. »
Lucie n’a pas d’enfants, mais ses nièces et neveu Catherine, Mathieu, Sophie et Véronique le sont tout comme, à ses yeux et dans son cœur. Proches d’elle, ils ont partagé ensemble des moments précieux lors d’un voyage sur le vieux continent qu’elle a offert à chacun à la fin de leurs études secondaires. « On a développé une belle relation, dit-elle. Je suis la matante le fun! »
La Côte-de-Beaupré, où Lucie a grandi, est un corridor entre fleuve et montagne. Sportive, elle a passé son enfance sur les pentes de ski de la région et dans les boisés du chalet familial, havre de paix et de ressourcement qu’elle fréquente encore régulièrement. Camping, golf, vélo, jogging, motoneige : Lucie est toujours active. « Mais je ne suis pas compétitive, précise-t-elle. Je le suis déjà assez en affaires, je ne veux pas l’être dans mes moments de détente! »
Leader naturelle et compassionnelle
Son entreprise s’accroche à des valeurs fortes. Écoute, respect de l’autre, soutien moral. Un type de leadership qui n’a pas toujours eu la cote. Dans les quincailleries de la famille Boies, on ne gère pas que des chiffres. Les gens comptent tout autant, sinon plus. « On laisse de l’argent sur la table, nous disent les banquiers, mais on ne voit pas les choses ainsi, commente Lucie. On paye bien, on ne licencie pas sans ménagement dans les périodes creuses. On voit l’humain en chacun des employés. Avec ses différences, ses forces, ses difficultés, ses aspirations. Et ils nous en sont reconnaissants quand vient le temps de donner de grands coups. »
« Il faut savoir s’adapter à certaines souffrances dont on parle de plus en plus dans les milieux de travail, poursuit-elle. Problèmes financiers, dépendances, santé mentale, défis d’une relation. Il faut être à l’écoute. J’ai une responsabilité sociale de soutien. Ma valeur la plus importante, c’est le respect. »
Elle a parfois commis l’erreur de mal comprendre son monde. Le roulement de personnel, à une certaine époque, l’affectait durement. « C’était une partie de nous qui partait, déclare-t-elle. Aujourd’hui, dans la nouvelle mouvance des affaires, je comprends et j’agis. Je construis des postes en fonction des aptitudes et des intérêts des employés et des gens qu’on embauche. Les marchés se redéfinissent. Ce qu’on avait l’habitude de faire depuis des années, on le remet en question. On ne s’attache pas tout de suite. Mais lorsqu’on voit que le potentiel d’un employé est là, on ouvre la valve de l’amour. Je m’entoure des bonnes personnes et je fais place aux idées nouvelles. »
L’individualisme l’insurge. « On n’est pas grand-chose sans les autres. Je suis quelqu’un de collectif. C’est comme ça qu’on va plus loin. Le milieu coopératif travaille pour la communauté. Il n’y a pas de culture du piédestal. Ceux qui ne pensent qu’à eux réalisent rapidement que la coopération ne leur convient pas, ou alors ils se font montrer la porte. »
Dans les quincailleries Raymond Boies, on ne prenait jamais de décisions trop rapidement. On attendait au lendemain. « On se choquait vite, mais oubliait vite, dit-elle. En gestion, il y a l’émotion et la décision. Chez nous, il n’y avait pas d’envie, plutôt de l’appui. On aurait peut-être fait plus d’argent et été plus riches si on avait fait comme dans les livres. On n’a pas suivi le guide du parfait petit gestionnaire… » Des regrets? Non. Pas longtemps, en tout cas, assure Lucie. Son fort côté rationnel les lui fait vite oublier.
« J’apprends toujours, malgré toute l’expérience que j’aie. Groupe BMR aide les marchands indépendants à être meilleurs. On porte parfois trop de chapeaux. On ne sait plus lequel enlever, lequel prioriser. On a tous des lacunes à corriger. »
L’entreprise familiale célébrera ses 50 ans en 2024. « Belle étape pour poursuivre le transfert de l’entreprise vers la troisième génération, commente-t-elle. Il me reste quelques belles années pour atteindre cet objectif avec Mathieu. »
En mars dernier, Lucie complétait une première année au conseil de Sollio Groupe Coopératif. Voici le bilan qu’elle en fait : Une année bien remplie! dit-elle avec enthousiasme. Un parcours d’intégration de haut niveau, la connaissance de collègues d’une grande générosité à mon égard, la découverte d’un réseau tissé serré avec de belles valeurs et, enfin, le sentiment d’avoir, moi aussi, ajouté un peu de sang vert dans cette belle et grande organisation! »
Photo gracieuseté de Lucie Boies