« C’est un rêve, quand tu prononces le mot “robot”. »
Jean-Marc Pittet, 68 ans, a longtemps arpenté le plancher des vaches. Innovateur précoce, il conduit un véhicule électrique depuis huit ans. Au sein de l’entreprise Elmec, le Mauricien veut maintenant permettre aux agriculteurs de faire du télétravail comme les autres travailleurs pour se libérer du travail à faible valeur ajoutée. L’ancien producteur laitier de Saint-Tite (Ferme Pittet) sait de quoi il en retourne : le travail agricole n’est pas facile, les semaines sont longues, la nourriture est une commodité.
Sur Terre, un humain sur deux vit du travail de la terre. Et ceux qui produisent dans les pays développés font venir des travailleurs des pays sous-développés. « Les agriculteurs sont encore identifiés comme des pauvres. Je veux changer ça », soutient-il. C’est comme si l’agriculture, même dite « moderne », n’avait pas changé : au lieu d’être esclaves de leurs terres et de labourer avec les chevaux, les néo-agriculteurs sont esclaves des chevaux-vapeur de leurs tracteurs, cultivant toujours de plus grandes superficies.
Oui, les robots font rêver. On leur prête des vertus nombreuses : remplacer les humains toujours moins nombreux à vouloir cultiver la terre et élever des bêtes, rehausser la qualité en récoltant des fruits et des légumes plus mûrs et pendant 24 heures, pivoter sur eux-mêmes pour diminuer les espaces improductifs en bout de champ. Les avantages sont aussi environnementaux : diminuer l’empreinte carbone des activités agricoles, réduire la compaction par leur masse plus faible, distribuer les intrants (chaux, engrais, pesticides, bioprédateurs) seulement là où c’est nécessaire, cumuler des fonctions comme le désherbage et le dépistage des maladies, des insectes et des carences par imagerie hyperspectrale. Un chausson (aux pommes, bio, mûries à point) avec ça?
« Les robots permettront une culture plant par plant », prévoit Jean-Marc Pittet. Une agriculture de précision inégalée. On peut même se mettre à rêver à du maïs sans labour ni herbicide, sur rangs engazonnés, tondus robotiquement, fertilisés chirurgicalement.
Erion comme Perseverance
Il fait frisquet dans la nouvelle usine aux abords de l’autoroute 40 où Elmec, qui signifie « électromécanique », a installé ses nouveaux quartiers. L’aménagement n’est pas encore terminé. On remarque ici des batteries grosses comme des réfrigérateurs, là un camion-remorque qu’on convertira à l’électrique. Plus loin, quatre Erion, tels le robot Perseverance et son drone Ingenuity envoyés sur Mars, attirent le regard. Hauts sur roues, sans cabine, avec leur borne de recharge électrique en forme d’entonnoir pour un branchement autonome, ils ont fière allure.
Ceux qui ont visité l’Expo-Champs 2022 ont pu voir l’automate de près, avec les explications de l’ingénieur Samuel Pittet, fils d’Alphonse, neveu de Jean-Marc. Justement, Samuel arrive à l’usine équipé de son principal outil de travail pour communiquer avec l’employé à quatre roues : un ordinateur portable. Il est l’un des 12 ingénieurs qui travaillent à temps plein et de manière délocalisée sur les prototypes. Elmec développe aussi Erion en collaboration avec l’Institut du véhicule innovant (Cégep de Saint-Jérôme).
« Erion, c’est comme un téléphone intelligent, explique Jean-Marc. On a construit le téléphone; à d’autres entrepreneurs de l’équiper avec différentes “applications”. » Actuellement, un sarcleur avec pattes d’oies et étoiles est accroché sous l’automate, car le désherbage des cultures commerciales biologiques, par exemple, est fastidieux. Semoir, pulvérisateur, tondeuse, épandeur, cueilleur, échantillonneur, dépisteur : les possibilités abondent.
Le premier Erion, Jean-Marc Pittet le voulait gros. Think big. Or, des groupes de discussion tenus avec l’aide du Centre d’innovation sociale en agriculture (Cégep de Victoriaville) ont permis d’identifier l’inquiétude principale des producteurs : la compaction. L’idée de flottes de robots plus petits est alors apparue. Mais gros ou petits, ils doivent être rechargés. Elmec est donc en train de concevoir une station de recharge de 1200 kW et de déplacement des Erion entre les champs. Le tout tiendra dans une remorque de 53 pieds. Comme les fermes n’ont pas toutes un bon réseau sans fil, les robots se relaient le signal — une méthode transitoire selon Jean-Marc Pittet, car ils pourront éventuellement être reliés aux constellations de satellites Starlink.
Bref, il y a ce modèle d’affaires : fournir le tracteur-robot porte-outils et laisser d’autres innovateurs l’équiper. Mais même les plus grosses fermes auront-elles les moyens techniques et financiers d’acquérir, de recharger et de dépanner les robots, de cartographier les parcelles, d’ajuster les espacements entre les rangs, de programmer les automates qui se déplacent entre 8 et 12 km/h? Jean-Marc Pittet cogite encore au modèle d’affaires parfait, qui pourrait s’orienter sur le travail à forfait, auprès d’entrepreneurs indépendants, de concessionnaires ou de coopératives du réseau Sollio. Bref, au défi technique s’ajoute le défi de la commercialisation des services et du déploiement des flottes, qui ne peuvent pas se déplacer sur les voies publiques.
Avec Agrinova (Collège d’Alma), on s’attelle à démontrer que quatre robots en activité 85 % du temps (15 % de temps de recharge) pourront sarcler 132 hectares de maïs biologique en 24 heures à une précision d’un pouce près. Aux essais québécois le printemps prochain s’ajoutent des essais à l’hiver 2023 en Uruguay dans les vignes et les pommes de terre. Le but : battre le sarclage conventionnel, d’un coût de 106 $ par hectare. Économiquement parlant, ce devrait être aisé, puisque les robots consomment 7-12 kW à l’hectare, ce qui revient à un coût d’électricité de 0,10 $/kW, soit environ 1 $/ha. « Les tracteurs à moteur thermique, sans calculer les frais d’entretien, qui sont pratiquement nuls pour les tracteurs électriques, brûlent 10-20 litres de diesel à l’hectare et sont inefficaces en raison de la perte de chaleur. »
Si Erion tient ses promesses techniques, logistiques et économiques, on sera devant une innovation disruptive, « qui change tout ». « L’électrification des campagnes a permis un boom économique immense. La robotisation électrique participe au même élan de productivité », assure l’innovateur Pittet.
CET ARTICLE FAIT PARTIE DU DOSSIER « Nos nouveaux amis Erion, Orio, Guss et Nexus » PARU DANS LE MAGAZINE COOPÉRATEUR D'AVRIL 2023.
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Photos par Étienne Gosselin : (en-tête) Jean-Marc Pittet et son robot Erion