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Aspirations, motivations et émotions à la Ferme Val-Lait

VIVACO groupe coopératif

Une ferme familiale comme la Ferme Val-Lait, à Stoke, n’est pas composée de personnes anonymes : chacune a sa personnalité, ses aspirations, ses motivations, ses montagnes russes d’émotions. Grossissement des fermes oblige, il est sage d’allouer du temps et des ressources pour gérer le facteur humain. Après l’agronome, le vétérinaire et le comptable, le psy?

La conversation s’est orientée vers la croissance du quota jusqu’à son niveau de 500 kg de matière grasse, les soins aux 330 vaches en lactation, les huit employés, dont six travailleurs guatémaltèques, les innovations marquantes, dont une pouponnière dernier cri. Assez rapidement, les Gagnon-Côté ont parlé de leur propension à gérer pas seulement leur production, mais aussi leurs relations. En 2021, la ferme a d’ailleurs décroché la mention spéciale du jury du concours Ma ferme, mon monde d’AGRIcarrières.

Besognes matinales terminées, Liliane Gagnon, Rosaire Côté et leurs enfants William, Gabrielle et Louis-David sont dans le bureau, là où ils se réunissent presque tous les lundis matin. Des mots rarement entendus à la ferme fusent : planification stratégique, définition de tâches, complémentarités. Les enfants ont respectivement 26, 23 et 21 ans. « On a élevé trois petits boss, lance candidement Rosaire. Ici, tout le monde veut se réaliser. C’est en s’entourant de spécialistes qu’on arrive à trouver des solutions. »

En 2002, Rosaire et Liliane ont repris la Ferme Val-Lait – qui comptait alors 133 kg de quota. Depuis, ils forment une équipe stable avec des gens de confiance. Il y a, depuis tout ce temps, l’expert-conseil et technologue Gérald Boivin de VIVACO groupe coopératif, aujourd’hui assisté de la technologue Maxime Blanchette, mais la ferme fait aussi affaire avec une agroéconomiste, une agronome, un vétérinaire et un psychologue.

Un psy? Pendant deux ans, les copropriétaires ont rencontré Jean-Christophe Durand une dizaine de fois. Tout a commencé par différents exercices comme la définition d’une mission et de valeurs communes. De longues réunions ont permis ce phrasé : « Produire des biens de qualité, favoriser un climat sain, une sécurité d’emploi pour tous les individus impliqués et assurer la pérennité de l’entreprise familiale ».

On a aussi effectué des tests psychométriques. « Ça aide à comprendre la dynamique, les forces, les motivations, décortique le psychologue. À la ferme, on dit qu’on travaille avec du vivant, mais ce sont aussi les êtres humains qui la composent! » Résultat des tests : il n’y a effectivement que des leaders chemin Côté, à Stoke! Heureusement, les coactionnaires se complètent dans leurs compétences. « De manière générale, ce serait une erreur de dire qu’il y a trop de leadership dans une ferme, observe le psychologue. Il faut plutôt chercher la valeur ajoutée d’une telle situation, canaliser les forces. Dirait-on de personnalités très bienveillantes qu’elles ont trop de bienveillance? Non! »

Intelligence émotionnelle

Cinq ans séparent William, déjà coactionnaire, et Louis-David, finissant d’un deuxième diplôme d’études professionnelles. Cinq ans, un monde de perspectives! « Le maillon faible de l’entreprise peut être l’humain, surtout quand chacun tire la couverte de son côté », soutient Liliane, agronome qui a travaillé en financement pendant huit ans avant de se joindre à la Ferme Val-Lait, au même moment où des difficultés dans les relations interpersonnelles faisaient éclater le partenariat entre Rosaire et ses ex-associés. À l’évidence, l’homme ne voulait pas rejouer dans ce film. « La cause numéro un de la détérioration des relations, c’est ce qui est tenu pour acquis, le “il devrait savoir”, note Jean-Christophe Durand. Il faut verbaliser ses attentes, ses besoins. »

La ferme a misé sur la prévention. « C’est plus payant de prévenir les conflits que d’entrer dans des processus de médiation, de divorce, de démantèlement. Investir dans les relations humaines est un signe de maturité », juge le docteur en psychologie. Autre signe de maturité : William et Liliane font partie de Groupe Leader Plus qui rassemble les chefs d’entreprises agricoles qui souhaitent échanger et grandir grâce à l’intelligence collective.

Extraire de cinq cerveaux les aspirations, les motivations et les émotions n’a pas été aisé, même si la figure paternelle de Rosaire encourage à l’intelligence émotionnelle, définie par l’Office québécois de la langue française comme la « capacité de percevoir et d’exprimer les émotions, de les comprendre et les intégrer à la pensée en les utilisant avec justesse dans le raisonnement ». « Il a fallu donner du temps au temps », mentionne Liliane. « Mieux organiser nos réunions », ajoute William. « Se côtoyer dans un contexte différent, par exemple au restaurant du village », renchérit Louis-David.

Gants blancs

Travailler en famille n’est donc pas inné? « Être en famille, c’est inné, mais pas travailler! s’exclame Jean-Christophe Durand. Tu peux mettre ou enlever tes gants de travail, mais pas ton chapeau de parent ou d’enfant. On n’a pas les mêmes limites, les mêmes manières de communiquer entre parenté ou employés. » Le langage moins soigné entre frères, sœurs et parents peut dégénérer en manque de respect lors de situations stressantes, nombreuses dans les fermes. Travailler en famille nécessite parfois de prendre sa camomille!

C’est tout le modèle agricole qui change : fermes sans conjoint dans l’exploitation, fermes sans relève, coops de travailleurs liés par l’emploi plutôt que par les liens de sang, etc. La gestion des relations humaines apparaît encore plus névralgique. Dans la parenté, on tolère plus les écarts dans les manières d’interagir. Avec des coactionnaires non apparentés, les relations sont plus professionnelles.

Quelle est la place pour un mouton noir, un esprit libre, voire marginal, dans une ferme laitière spécialisée? C’est ainsi que se définit Gabrielle qui, pour son projet de fin d’études à l’ITAQ, a exploré la diversification. Agrotourisme? Fromagerie? Si Gabrielle est encore en phase exploratoire, elle apprécie l’ouverture d’esprit de sa famille qui l’a laissée fromager durant un été. « J’aime le contact humain, je suis sociable, mais la ferme, c’est une bulle. L’équipe, on partage les mêmes valeurs, mais chacun a aussi ses projets, pourvu que tout s’imbrique », manifeste l’étudiante au certificat en entrepreneuriat à l’Université de Sherbrooke qui travaille à la ferme, mais se réalisera aussi à l’extérieur.

Du côté de William, nul questionnement. « Je suis même capable de me projeter sur un horizon de 25 ans! » La croissance – par choix ou par obligation? – anime l’aîné, qui a amélioré, avec Gérald Boivin, l’expert-conseil de la ferme, les rations et la conservation des fourrages pour produire plus de lait à moindre coût. Les prochains efforts à consentir sont dans les machineries : c’est l’expertise de Louis-David, diplômé en mécanique agricole.

Décisions décisives

Une décision d’affaires notable chez Val-Lait : la construction d’un complexe pour 200 vaches, en 2006. « Ça nous a permis de faire passer le quota de 133 à 200 kg en deux ans, d’offrir du confort aux animaux », expose Rosaire. En 2018, les vaches au tarissement et en préparation au vêlage ont été rapatriées sur le site principal pour une meilleure transition entre les lactations, moins de travail, moins de transport. « Avant, Liliane et moi, on avançait comme on avançait, on ne reculait pas, sachant qu’il fallait être plus efficace pour offrir des technologies qui plaisent aux jeunes. »

En 2006, à une époque où les nouvelles grandes étables étaient rares, budgéter a été l’œuvre de Liliane, experte en capacité de remboursement et en analyse de sensibilité. « Ça a été financièrement très serré », révèle celle qui a été reconnue comme Agricultrice de l’année en 2019 par le syndicat des Agricultrices du Québec pour l’excellence et l’unicité de son parcours.

C’est la construction d’une pouponnière de 100 places, à quelques mètres du complexe principal, qui a marqué 2022. Une vingtaine de bâtiments ont été visités préalablement. Des murs troués réchauffent l’air avant sa diffusion, des ballons distribuent l’air forcé sur la surface paillée où se trouvent des lactodistributeurs automatisés. Une section pour veaux et génisses permet d’alimenter les bêtes à la main avec une préparation lactée distribuée par chariot mobile. Le maître d’œuvre de ce bâtiment calqué sur les besoins des veaux noirs et blancs : un mouton noir!

Photo : Étienne Gosselin

Étienne Gosselin

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.

etiennegosselin@hotmail.com

QUI EST ÉTIENNE GOSSELIN
Étienne collabore au Coopérateur depuis 2007. Agronome et détenteur d’une maîtrise en économie rurale, il œuvre comme pigiste en communication et dans la presse écrite et électronique. Il habite Stanbridge East, dans les Cantons-de-l’Est, où il cultive le raisin de table commercialement.