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Québec, terre d’asphalte : l'article

Texte publié dans le Coopérateur en 2011

Condos, résidences, autoroutes… le principal outil des agriculteurs, la terre, disparaît à une vitesse effarante, surtout dans la plaine fertile du Saint-Laurent, le panier alimentaire des Québécois. Le gouvernement du Québec entend-il régir pour stopper la saignée?

« On m’a dit de ne plus cultiver mes terres. Comme ça, elles seraient plus faciles à faire dézoner! » raconte Édouard Desjardins, fier producteur de 82 ans. Sa ferme est prise en étau entre l’autoroute 15 et le village de Saint-Janvier, à Mirabel. Au fil du temps, les rangées de maisons ont tranquillement grugé les cinq fermes qui séparaient sa propriété du clocher de l’église du village. Et il a dû abandonner l’élevage de vaches, parce que l’odeur du fumier incommodait ses nouveaux voisins. Aujourd’hui, la vie est devenue « infernale ». Des VTT roulent sur ses terres louées, détruisant une partie des récoltes de maïs et de soya. Quand ce ne sont pas des conducteurs de motoneige qui coupent ses clôtures pour se frayer un sentier dans ses champs. Le trafic devenu incessant sur la route qui sépare sa maison de sa grange lui a fait craindre pour la vie de ses trois enfants. Aucun n’a souhaité prendre la relève. Ce digne producteur, qui a racheté au prix fort ses propres terres expropriées dans la saga de l’aéroport de Mirabel, ne souhaite qu’une chose : que ses champs disparaissent sous une langue d’asphalte. Et il a remis sa terre entre les mains d’un agent immobilier « qui s’occupera de la faire dézoner ». 

Vendus au pied carré, ses 34 hectares rapporteraient au bas mot 10 millions $. Bien sûr, Édouard Desjardins ne toucherait pas l’entièreté de cette somme. Mais une partie seulement de ce pécule lui permettrait de jouir du reste de sa vie. 

Édouard Desjardins n’est pas le seul agriculteur à faire ce calcul. Loin de là. À Boucherville, en bordure de l’autoroute 20, un producteur montre du doigt Le Carrefour de la Rive-Sud, immense complexe commercial incluant un magasin Ikea, en disant : « Jusqu’en 2000, je cultivais ces terres. » Dans la mi-cinquantaine, ce céréaliculteur, qui préfère garder l’anonymat, explique : « Si quelqu’un arrive avec deux ou trois fois la valeur de 400 hectares, ça fait un fonds de pension. » 

Mais peut-on blâmer les producteurs pour la disparition de leur principal outil de travail, la terre? Ce phénomène s’accélère particulièrement dans la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM ), le panier alimentaire des Québécois. Partout dans les couronnes nord et sud de la métropole, le scénario du Carrefour de la Rive-Sud ou du Quartier Dix30 se répète. Les promoteurs font pousser un cinéma, « cheval de Troie » auquel se greffe un lotissement immobilier, sur les meilleures terres agricoles de la province. 

« Les sols agricoles sont une ressource non renouvelable. Une fois sous le bitume, ils sont irrécupérables! » explique le professeur Martin Chantigny, président de l'Association québécoise des spécialistes en sciences du sol (AQSSS). « Chaque hectare sacrifié pour une vocation autre que l'agriculture représente une perte nette et irrévocable de notre capacité alimentaire. »

Si le Québec contient trois fois la France, à peine 2 % de son territoire est cultivable – deux millions d’hectares –, soit 14 fois moins que l’Hexagone. Conscient de cette vulnérabilité, le Québec s’est pourtant doté de la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTAQ), en 1978, et d’un chien de garde, la Commission sur la protection du territoire agricole (CPTAQ). « C’est plutôt une commission de dézonage! » raille 30 ans après Jean Garon, père de la LPTAQ et ex-ministre de l’Agriculture sous le gouvernement péquiste de René Lévesque. 

Malgré ces deux outils « qui permettent d’éviter le pire », le petit jardin nordique québécois est amputé à raison de 4000 hectares par année, soit la superficie de l’île de Montréal tous les 10 ans. Depuis 1994, plus de 56 000 ha ont été exclus de l’agriculture, dont la majorité dans la CMM. 

Pourquoi cet appétit vorace pour les terres agricoles dans la CMM? « L'agriculture est perçue par les municipalités comme un frein au développement. On pige dans les terres comme dans une assiette de fromages. Pourtant, le secteur agricole est un levier économique aussi important qu'un parc de nanotechnologie », juge Jean-Robert Grenier, ex-maire de Calixa-Lavallée, un village de 500 habitants situé au nord-est de Montréal, sur la Rive-Sud. Ancien président du Comité consultatif agricole de la CMM, Robert Grenier impute la disparition des terres agricoles au régime fiscal actuel, qui encourage une concurrence effrénée entre les municipalités : « Lorsqu'un promoteur vous présente un projet de construction de 300 à 400 maisons, cela signifie illico des droits de mutation, et ensuite, des rentrées de revenus annuelles. De plus, la construction de services publics, comme les égouts et l'électricité, est aux frais du promoteur. C'est non seulement un plat alléchant, mais aussi une recette pour une réélection! »

La CMM nage en sens contraire
Claude Marois, professeur titulaire au Département de géographie de l'Université de Montréal, s’étonne que l’étalement urbain « sauvage » se réalise dans un contexte où le taux de croissance de la population québécoise est plutôt lent. De plus, selon ce géographe, les terres agricoles périurbaines n’ont pas seulement une forte vocation économique et commerciale, en créant des circuits courts à proximité des grands marchés, mais elles jouent également un rôle de conservation de la biodiversité. Sans compter que les terres agricoles, d’après la FAO, peuvent constituer une arme pour la lutte contre les gaz à effet de serre (GES), en séquestrant le CO2. En ce sens, bien des grandes villes du monde – Berlin, San Francisco, Toronto, etc. – se dotent d’une ceinture verte.

Près de 58 % du territoire de la CMM, soit 220 000 ha, sont des terres agricoles, « un phénomène unique en Amérique du Nord », souligne Bernard Ouimet, ancien président de la CPTAQ. « Au lieu de nous demander si nous avons besoin de centres commerciaux ou de lotissements immobiliers pour nous développer, nous devrions nous demander quelles sont les bonnes terres agricoles que nous voulons garder d’ici 30 à 50 ans », poursuit l’homme qui a été mandaté par Québec pour moderniser la LPTAQ, dans le cadre de la ponte d’une nouvelle politique agricole.

Cette politique agricole dernier cri repose aujourd’hui entre les mains de Laurent Lessard, qui combine les rôles de ministre de l’Agriculture et de ministre des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire. Ce dernier a hérité d’un outil qui pourrait peut-être sauver les terres agricoles de la CMM : le projet de loi 58 sur l’aménagement et l’urbanisme, adopté en juin 2010. Ce projet de loi outille la CMM pour qu’elle puisse donner un caractère sacré à ses terres agricoles et concentrer l’étalement urbain. Elle doit présenter son plan d’action à Québec à l’automne 2011. « Je n’y crois pas, poursuit M. Ouimet. La CMM a eu 10 ans, depuis sa création, pour présenter un plan d’aménagement et elle ne l’a jamais fait. La seule façon de faire respecter ce nouvel échéancier est d’imposer un moratoire sur la construction résidentielle. Il faut forcer le jeu! »

Peut-on s’attendre réalistement à ce que Laurent Lessard impose un moratoire sur la construction résidentielle pour stopper la saignée des meilleures terres de la province?

D’ici 2021, si la tendance se maintient, le Québec perdra, en pleine crise alimentaire mondiale, une étendue de terres nourricières équivalant à la superficie de l’île de Montréal. 

Nicolas Mesly

QUI EST NICOLAS MESLY
Nicolas Mesly est reporter, photographe et agronome (agroéconomiste). Les associations de presse du Canada ont récompensé son travail journalistique et photographique à plus de vingt reprises. Il est chroniqueur économique, entre autres à la radio de la Société Radio-Canada.

nicolas@nicolasmesly.com

QUI EST NICOLAS MESLY
Nicolas Mesly est reporter, photographe et agronome (agroéconomiste). Les associations de presse du Canada ont récompensé son travail journalistique et photographique à plus de vingt reprises. Il est chroniqueur économique, entre autres à la radio de la Société Radio-Canada.