Le MAPAQ souhaite depuis 2018 doubler la production aquacole de la province, mais le secteur peine à remplir ses promesses sous le poids des obstacles provenant de Québec.
Après 11 ans d’efforts, et toujours à 15 minutes de perdre tout son élevage, Benoît-Michel Béïque de Pisciculture Charlevoix se dit prêt à jeter la serviette. « Quand j’ai racheté l’entreprise, l’ancien propriétaire m’a dit qu’il était tellement content parce qu’il pouvait détacher le boulet de son pied et le fixer au pied de quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, c’est moi qui pense à prendre cette décision. »
Benoît-Michel Béïque n’est pas le premier venu. Il est le vice-président de l’Association des aquaculteurs du Québec (AAQ) et siège à la Table filière de l’aquaculture en eau douce du Québec (TFAEDQ). Il produit de l’omble chevalier, un des principaux poissons élevés au Québec, sans antibiotiques ni hormones de croissance, et fournit parmi les plus grandes tables de la province. Son exemple n’est pas une exception, dit-il. La plupart des éleveurs qu’il connaît pensent à faire comme lui, alors que l’âge des aquaculteurs est parmi les plus élevés en agriculture.
Les aquaculteurs, les chercheurs et les gestionnaires pointent tous dans la même direction pour expliquer la déprime qui frappe le secteur, soit le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP). Depuis le déversement de phosphore en grande quantité par un éleveur de poissons au début des années 2000 en Outaouais, les règles se sont resserrées au point que les aquaculteurs se disent incapables d’augmenter leur production. La seule issue repose dans l’investissement en équipements de pointe, mais leur coût est tel qu’il est impossible d’être rentable à terme, une situation qu’admet le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).
Portrait du secteur au Québec
L’aquaculture au Québec est définie comme la culture de plantes ou l’élevage d’animaux en milieu aquatique, pour l’alimentation ou le repeuplement. Elle est pratiquée partout dans la province, en eau douce comme en eau salée.
Dans les faits, la production de poissons au Québec ne se fait qu’en milieu terrestre, l’élevage en cage en mer y étant interdit, contrairement à d’autres provinces canadiennes. La production est cantonnée sur la Côte-Nord et en Gaspésie. La mariculture, qui regroupe l’élevage de mollusques, d’oursins et d’autres crustacés, est marginale, tandis que la production d’algues, qui augmente en flèche partout sur le globe, l’est encore plus.
Selon la réglementation provinciale, seules les espèces présentes dans les plans d’eau du Québec peuvent être produites dans les piscicultures où on retrouve à 80 % la truite arc-en-ciel et l’omble de fontaine, tous deux de la famille des salmonidés. Près de 60 % de la production de poissons est destinée à l’ensemencement des lacs dans les pourvoiries, le reste prend le chemin des tables québécoises.
Dans ce cas, le MAPAQ confirme que la production ne répond qu’à 10 % de la demande d’ici alors que l’on consomme plus que jamais des produits de la mer. Le marché québécois est donc comblé par l’importation, surtout en provenance du Chili, où les normes sont loin d’être aussi sévères qu’ici.
Bien que la pisciculture (l’élevage de poissons) soit pratiquée au Québec depuis 1857, le nombre d’éleveurs et la production stagnent.
Le MAPAQ estimait à 136 les entreprises sous permis en 2019 (les données les plus récentes), contre 142 en 2018 et 149 en 2017, avec une production de 1082 tonnes en 2019. La mariculture occupait 20 entreprises en 2019 pour une production de 408 tonnes, en léger recul par rapport aux années précédentes. La valeur totale des deux productions était évaluée à 11,2 millions $, dont 7 millions $ pour l’élevage de poissons. Pour 2023, les ventes déclarées des fermes piscicoles étaient de 8,9 millions $ pour 1053 tonnes de poissons.
En 2022, le Québec représentait un pour cent de la production canadienne aquacole, estimée à 1,4 milliard $, selon Statistique Canada.
Les normes environnementales les plus sévères au monde
Sous ces chiffres faméliques, le Québec a pourtant toutes les allures d’un eldorado pour l’aquaculture : de l’eau en quantité (la province détient trois pour cent des ressources d’eau douce du monde), de l’électricité abordable et un grand territoire. L’aquaculture a aussi le potentiel de fournir des emplois à l’année comparativement à la pêche traditionnelle.
La production aquacole mondiale a atteint le chiffre record de 122,6 millions de tonnes en 2020, soit une valeur de 281,5 milliards $ US. L’aquaculture représente désormais environ 50 % de l’approvisionnement mondial en poissons et en fruits de mer, un pourcentage qui continue de croître. Par ailleurs, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) encourage l’aquaculture associée à une pêche durable dans un rapport publié en 2022.
Les promoteurs et les éleveurs qui souhaitent produire des poissons et des fruits de mer en aquaculture au Québec se cassent toutefois les dents sur des règles très strictes, entre autres sur le taux de phosphore relâché dans l’environnement. Les normes actuelles exigent qu’un élevage ne dépasse pas la barre fixée quant aux rejets de phosphore, soit 4,2 kg de phosphore par tonne de production, ce qui rend impossible dans les faits une augmentation de la production. Les rejets de phosphore par l’aquaculture représentent moins de 0,01 % dans les eaux municipales pour lesquelles la limite se situe à 1 %, explique Dominic Marcotte, ingénieur au MAPAQ.
De plus, comme le MELCCFP contrôle étroitement le niveau de phosphore dans les cours d’eau, très peu de nouveaux sites à vocation aquacole sont autorisés dans les bassins versants des régions les plus peuplées de la province où les taux de phosphore sont déjà élevés, ce qui laisse à peu près la Gaspésie et la Côte-Nord comme seuls territoires potentiels.
Grant Vandenberg, professeur à la faculté des Sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, a de la difficulté à comprendre le cadre réglementaire au Québec, qui n’a pas d’équivalent dans le monde. Chercheur depuis 30 ans dans le domaine, il constate que rien ne bouge. En ce moment, il effectue des recherches afin de diminuer la source de phosphore provenant de la moulée donnée aux poissons, vue comme une solution d’avenir pour respecter les normes et permettre une croissance du secteur. Même sur ce sujet, il constate des exigences du MELCCFP « qu’elles ne permettent pas le développement du secteur aquacole comme annoncé par le MAPAQ ».
Face aux critiques formulées contre ses règles, le MELCCFP répond que les exigences environnementales pour le secteur aquacole sont définies à partir d’outils développés par ses fonctionnaires. Elles visent surtout les rejets liquides et les impacts directs sur les écosystèmes aquatiques, dont l’eutrophisation. « Il est de la responsabilité du Ministère d’assurer, notamment, la protection de l’environnement de même que la conservation et la mise en valeur de la faune. C’est dans cette optique que les exigences environnementales sont développées. »
Des temps d’attente et des exigences dignes de Sisyphe
Un autre obstacle se dressant devant les industriels et les éleveurs repose sur les délais d’attente pour recevoir les approbations. Un projet peut prendre de trois à cinq ans avant d’obtenir les permis nécessaires, sans compter le temps requis pour livrer un produit après le démarrage de la production, soit deux ans. « Il peut s’écouler de cinq à six ans en tout », confirme Dominic Marcotte.
Marion Debasly, directrice générale de l’Association des aquaculteurs du Québec, ajoute que des centaines et des centaines de pages doivent être remplies en paperasse et que les experts, dont les avis sont exigés dans les demandes, doivent être payés par les éleveurs en devenir. Les données fournies peuvent également être contestées alors qu’elles correspondent aux normes, affirme Grant Vandenberg.
David Courtemanche, directeur général de Merinov et président du conseil d’administration du Technopole maritime, ne mâche pas ses mots et compare la production aquacole au Québec à des peanuts. Créé en 2010, Merinov est le plus important centre intégré de recherche appliquée dans les domaines de la pêche, de l’aquaculture et de la transformation des produits marins au Canada. Le Technopole maritime du Québec (TMQ) est pour sa part un organisme à but non lucratif qui travaille à la promotion et au développement des secteurs maritimes innovants du Québec.
La lenteur administrative au Québec fait peur et fait fuir les capitaux, indique David Courtemanche. Il donne en exemple un projet de 660 millions $ qui ne s’est pas concrétisé au Québec en raison du temps d’attente. Les promoteurs ont préféré investir à l’Île-du-Prince-Édouard, dit-il. « Pour le capital de risque, il y a une vallée de la mort pour une entreprise entre le dépôt et la réalisation de son projet. » Le directeur général de Merinov estime que le Québec pourrait produire au moins 20 fois plus, soit 200 000 tonnes de poissons. « On en est aux balbutiements avec une production autour d’un pour cent du potentiel en aquaculture. »
Le problème provient selon lui du fonctionnement en silo des différents ministères qui interviennent en aquaculture. En plus du MAPAQ, qui régit le secteur dans le giron de l’agriculture, le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs est aussi impliqué dans l’aquaculture. Les paliers de gouvernement fédéral et municipal ont également leur mot à dire.
Interrogé sur les temps d’attente, le MELCCFP se borne à répondre qu’il accompagne les demandes avant et après leur dépôt. Quant aux quantités produites, ses données indiquent qu’il a délivré des autorisations qui permettent une plus grande production que ce qui est réellement produit par les sites aquacoles en exploitation. « Conséquemment, le Ministère ne considère pas qu’il nuise à la croissance de cette activité et à l’autosuffisance du Québec ».
Est-ce un manque de vision? « Sur papier, il y en a une, mais ça ne se concrétise pas en réalité. Cela prendrait un trio de choc pour dynamiser le secteur, en réunissant les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement et de l’Économie », avance David Courtemanche. Ce constat est partagé par les éleveurs et les chercheurs qui s’interrogent sur les intentions du gouvernement pour leur secteur.
Marion Debasly confirme qu’il existe un intérêt à investir en aquaculture au Québec. Comme directrice générale de l’Association des aquaculteurs du Québec, son téléphone sonne tous les jours pour s’enquérir des possibilités, mais plusieurs se découragent devant les obstacles.
« Il faudrait miser sur l’aquaculture plutôt que la pêche traditionnelle qui est une industrie en décroissance, mais la majorité de l’argent du MAPAQ va dans ce secteur », se désole Benoît-Michel Béïque. De plus, le poisson élevé au Québec est rentable et se compare avantageusement, en matière de coûts, à ceux importés, dit-il.
Le Québec aura également la possibilité d’attirer des entreprises ici puisque le Canada interdira dans quelques années l’élevage en mer, ce qui fera en sorte que la Colombie-Britannique, l’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse devront se tourner vers l’élevage terrestre. Avec des coûts d’électricité de 8 ¢ le kilowatt contre 14 ¢ ailleurs au Canada, le Québec a un avantage majeur, selon le directeur général de Merinov.
Les technologies à la rescousse
Selon Dominic Marcotte, le gouvernement est en voie de remplir sa promesse de doubler la production. En tenant compte des demandes actuelles de projets, le compte y est, indique l’ingénieur, qui constate un « engouement ». Impossible toutefois de savoir si la majorité des projets aboutissent, déclare le MAPAQ, qui offre toutefois un soutien technique et financier.
L’avenir pourrait résider dans la technologie. De nombreuses recherches s’effectuent sur des fermes d’élevage en circuit fermé qui recyclent l’eau, une meilleure captation des particules, une alimentation faible en phosphore et une réduction des antibiotiques et antifongiques utilisés en élevage. Benoît-Michel Béïque a adopté une démarche préventive sur ce dernier point, misant sur la vaccination, mais cette dernière demande de changer les procédés et les mentalités, ce qui peut prendre du temps et de l’argent, affirme-t-il.
L’achat de technologies qui ont fait leurs preuves ailleurs n’est pas non plus une panacée : pour pouvoir les utiliser, il faut les tester en production pour vérifier leur conformité aux normes du MELCCFP, ce qui est impossible sans un permis pour démarrer un élevage, illustre le directeur général de Merinov.
Résultat : les investissements sont nettement insuffisants au Québec. Les pêches, tous secteurs confondus, sont allées chercher 0,02 % des investissements en agriculture et en transformation des aliments en 2022. L’impossibilité de rentabiliser les investissements en regard du volume produit et de la nature des fermes, qui sont souvent familiales, sont les principaux obstacles cités dans l’industrie.
« Il faudrait un Sollio, un Agropur ou un Olymel pour réunir tous les échelons et structurer le milieu », résume David Courtemanche, une opinion partagée par Benoît-Michel Béïque.
Quelques lueurs d’espoir pour le secteur
Malgré le portrait peu encourageant de l’aquaculture au Québec, Grant Vandenberg garde espoir en continuant les recherches pour aider le secteur. « Si le Québec veut se doter d’une vraie politique de souveraineté alimentaire, il faut faire les choix de société qui s’imposent. »
Les exigences environnementales actuelles, bien qu’elles soient décriées par plusieurs, pourraient s’avérer un argument en faveur de la province, à l’heure où la FAO demande un développement plus durable du secteur. Avec le Règlement sur les exploitations agricoles actuellement en chantier de modernisation, le MELCCFP déclare que « des réflexions pourraient conduire à des allègements réglementaires et ainsi diminuer les délais d’autorisation des projets en aquaculture ».
De plus, l’aquaculture semble faire rêver la jeunesse. L’école des pêches et de l’aquaculture a diplômé 48 étudiants en mai dernier, un chiffre nettement supérieur à celui des années précédentes, un succès que la direction attribue à un meilleur arrimage entre les demandes du secteur et la formation.
Benoît-Michel Béïque rêve quant à lui de voir le secteur prendre son envol. « On a les moyens de faire l’aquaculture de l’avenir ». Il suffirait d’avoir des fermes familiales de taille moyenne qui produisent de 50 à 100 tonnes par année, réparties un peu partout sur le territoire, structurées en circuit court, qui produiraient une multitude d’espèces de poissons, de crustacés et de mollusques.
Avec une demande pour les produits de la mer en croissance et un avenir de l’approvisionnement qui repose sur l’aquaculture pour préserver les ressources, le secteur pourrait connaître de meilleurs jours. Reste à voir si le Québec, qui a toutes les cartes en main, manquera ou non le bateau.
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