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Crédits carbone : Le temps des indulgences

Payer les producteurs agricoles pour qu’ils entreposent la pollution des grands émetteurs est une fausse bonne idée, selon Darrin Qualman, auteur d’une étude fouillée1 pour le compte de l’Union nationale des fermiers. 

« Les terres agricoles ne peuvent pas servir à éponger les 500 gigatonnes d’équivalent CO2 des grands pollueurs », dit en entrevue téléphonique Darrin Qualman, au moment où Ottawa étudie la possibilité d’instaurer un système de crédits compensatoires pour réduire les GES du Canada.

Ce système de crédits permettrait à de grands pollueurs – compagnies pétrolières, cimenteries, fabricants d’engrais, constructeurs automobiles, etc. – de payer les producteurs agricoles pour qu’ils entreposent leurs émissions supplémentaires de CO2. Si les terres agricoles représentent un indéniable puits de carbone, Darrin Qualman croit que le protocole envisagé par le gouvernement fédéral permettrait aux grands pollueurs de gagner leur place au paradis sur le dos des agriculteurs. « La vraie solution consiste à réduire la pollution à la source », dit-il.

Le chercheur invoque cinq grandes raisons de ne pas adhérer à un système de crédits compensatoires impliquant les agriculteurs, même si l’idée est aussi dans l’air en Europe et aux États-Unis.

1. Impermanence

Le CO2 émis par les compagnies pétrolières exploitant, par exemple, les sables bitumineux de l’Alberta et de la Saskatchewan provient d’anciennes et profondes formations géologiques. Ce dioxyde de carbone relâché dans l’atmosphère et la biosphère y sera présent des centaines d’années, presque de façon permanente. Par contre, le dioxyde de carbone séquestré à faible profondeur de la surface de la Terre s’inscrit dans le cycle biologique du carbone. Son entreposage n’est pas permanent, et il peut être facilement relâché par les pratiques agricoles, voire même les hausses de température.

2. Le sol agricole ne peut être une éponge à CO2

Pendant des décennies, les pratiques agricoles, dont le labour, ont émis des tonnes et des tonnes de CO2. « Il est possible de penser que le sol agricole puisse servir de puits de carbone aux émissions relâchées par l’agriculture, mais il est fallacieux de croire qu’il peut éponger la pollution industrielle », déclare Darrin Qualman. Selon lui, il faut viser à restaurer le niveau de carbone dans le sol tel qu’il était avant l’agriculture, grâce à de meilleures pratiques, comme le semis direct permanent, les couvertures végétales, les cultures intercalaires et la rotation des cultures et des pâturages.

3. Un protocole échelonné sur 100 ou 200 ans?

« Le système de crédits compensatoires est envisagé par le fédéral sur une période de 100 ans, voire 200 ans, dit Darrin Qualman. C’est plus vieux que la création du Canada! » Deux cents ans, ça nous met en 2221. C’est très court dans un cycle de carbone, mais pas dans la vie d’une compagnie. Où seront les compagnies émettrices dans 100 ou 200 ans? demande le chercheur. Comment les générations de fonctionnaires vont-elles assurer la transmission du système de surveillance? Comment sera vérifiée l’information des agrégateurs? Les terres agricoles auront-elles changé de vocation, de propriétaires? 

4. Un lourd passif pour les agriculteurs

Darrin Qualman craint que le système de crédits compensatoires ne se traduise par un carcan qui non seulement enferme les agriculteurs dans certaines pratiques agricoles, mais pourrait mener à la faillite financière des futures générations. « Supposons qu’en 2020 un producteur est payé 10 $ par tonne de crédits compensatoires pour augmenter sa matière organique dans les sols, mais que dans 40 ans, en 2060, le prix de ces mêmes crédits a augmenté à 200 $ par tonne à cause d’une forte demande, dit-il. Le producteur sera-t-il obligé de racheter ces crédits au prix du marché s’il a dû changer certaines pratiques dans son entreprise et perdu de la matière organique dans ses sols? » Il ajoute que les producteurs agricoles ont déjà une dette de 115 milliards $. Et il se demande s’il est judicieux de la part d’Ottawa d’engager la responsabilité des futures générations d’agriculteurs dans un tel système.

5. Complices d’écoblanchiment 

En acceptant d’être payés pour entreposer du dioxyde de carbone dans leurs terres, les producteurs font la bonne chose, mais ces paiements permettent à de grands pollueurs de se soustraire à leurs obligations. Qualman ne blâme pas les agriculteurs, mais voit dans le système de crédits compensatoires envisagé par Ottawa une forme d’écoblanchiment.


1 A Critical Analysis of Greenhouse Gas Offset Schemes and Draft Offset Credit System Regulations, Union nationale des fermiers, 4 mai 2021.

Photo : Gracieuseté de Darrin Qualman

Nicolas Mesly

QUI EST NICOLAS MESLY
Nicolas Mesly est reporter, photographe et agronome (agroéconomiste). Les associations de presse du Canada ont récompensé son travail journalistique et photographique à plus de vingt reprises. Il est chroniqueur économique, entre autres à la radio de la Société Radio-Canada.

nicolas@nicolasmesly.com

QUI EST NICOLAS MESLY
Nicolas Mesly est reporter, photographe et agronome (agroéconomiste). Les associations de presse du Canada ont récompensé son travail journalistique et photographique à plus de vingt reprises. Il est chroniqueur économique, entre autres à la radio de la Société Radio-Canada.