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Le gouvernement Trudeau ne considère pas les terres agricoles comme un enjeu stratégique

Président du comité sénatorial permanent de l’agriculture et de forêts à Ottawa, le sénateur Rob Black1 tente d’alerter ses 104 collègues au Sénat ainsi que le gouvernement Trudeau sur l’importance de protéger les terres agricoles au pays pour assurer non seulement la sécurité alimentaire des Canadiens, mais celle d’une planète qui comptera plus de 9 milliards d’habitants en 2050.

Cinquième exportateur mondial de denrées alimentaires, le Canada a vu plus de 2 millions d’hectares de terres fertiles changer d’utilisation entre 2016 et 20212. Bien que le phénomène ne soit pas précisément chiffré, l’étalement urbain est en cause que ce soit à Montréal, Toronto ou Calgary. À cela s’ajoutent les enjeux du prix de la terre, de relève agricole, et des investissements étrangers, dont possiblement ceux de la Chine.

Nicolas Mesly : Pourquoi avoir interpellé vos collègues (avis d’interpellation) au Sénat sur l’utilisation des terres agricoles et l’aménagement du territoire au Canada l’automne dernier?

Rob Black : Je suis très inquiet de voir nos meilleures terres agricoles se faire engloutir sous la pression urbaine. J’habite dans la région métropolitaine de Toronto et on sent cette pression. Je reconnais que la responsabilité de la protection des terres agricoles et de l’aménagement du territoire relève des gouvernements provinciaux, mais je crois que nous avons peut-être besoin d’une politique pancanadienne pour ralentir ou stopper l’utilisation de nos meilleures terres à d’autres fins que l’agriculture. J’espère que ma démarche va susciter la discussion non seulement au Sénat, mais aussi à la Chambre des communes et avec les Canadiens d’un bout à l’autre du pays.

À quoi attribuez-vous cet étalement urbain?

Je crois que l’augmentation de la population contribue à l’étalement urbain. En 2021-2022, l’immigration a été de 500 000 nouveaux arrivants, c’est le double de la moyenne des vingt dernières années. Il y a plus de gens qui viennent au Canada et nous devons les accommoder. Le problème, c’est que cet étalement urbain se réalise autour des centres métropolitains et des grandes villes sur les meilleures terres agricoles du pays.

Le Québec s’est doté d’une loi avant-gardiste sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA) qui remonte à 1978. Cela n’empêche pas d’avoir perdu en cinq ans 10 000 ha des meilleures terres agricoles situées dans la plaine du bas Saint-Laurent à d’autres fins que l’agriculture, en partie attribuable à l’étalement urbain. Comment comptez-vous contrer le phénomène?

Ce n’est certainement pas le Sénat qui va empêcher ce phénomène. Mais j’espère que ma démarche va soulever un débat. Le gouvernement fédéral, les provinces, les municipalités doivent travailler ensemble. Les gouvernements provinciaux sont certes responsables de la protection et de l’aménagement du territoire. Mais si nous n’avons pas de terres agricoles dans chaque province pour nourrir nos citoyens, il en va de la sécurité alimentaire et je crois que cette question relève du fédéral.

(Écoutez notre entretien avec Nicolas Mesly sur son livre Terre d'asphalte : Notre agriculture sous haute pression.)

L’Ontario est une des six provinces (et un territoire) à s’être donné une loi pour protéger ses terres agricoles. Cela n’a pas empêché le premier ministre Doug Ford et son gouvernement d’être impliqués l’année dernière dans une controverse entourant la construction de logements soi-disant « abordables » dans la ceinture verte, une vaste zone agricole et écologique protégée entourant le grand Toronto métropolitain. D’une part, les villes et les municipalités sont sous pression pour loger les gens, de l’autre leurs revenus proviennent de la taxe foncière. Quelles solutions fiscales ou autres envisagez-vous pour mitiger l’étalement urbain?

Je répète que le fédéral, les provinces et les municipalités doivent mieux collaborer pour développer une combinaison de stratégies fiscales et non fiscales. Par exemple, si un propriétaire met sa terre en servitude pour la conserver à des fins agricoles, il pourrait bénéficier de crédits de taxes. On sait aussi que les agriculteurs vieillissent, il faut penser à faciliter le transfert générationnel. D’ailleurs, aujourd’hui [le 9 janvier] marque la Journée d’appréciation de la relève agricole.

La Banque de l’infrastructure du Canada, qui finance entre autres les autoroutes et veut faciliter le transport en commun, devrait-elle être mise à contribution pour sauvegarder les terres agricoles?

Je ne sais pas si c’est la Banque de l’infrastructure ou Environnement Canada, mais je sais que le fédéral a un rôle à jouer dans la protection de nos terres agricoles. Par exemple ici en Ontario, on développe l’autoroute 413 avant, je crois, d’avoir une évaluation environnementale.

Le fait que n’importe qui peut acheter de la terre agricole et que le prix de la terre est inabordable pour les jeunes agriculteurs vous préoccupe-t-il?

On doit se préoccuper des spéculateurs qui font grimper les prix au point que la relève agricole ne peut acheter la terre. D’un autre côté, on doit trouver des mécanismes pour qu’un producteur qui se retire et qui n’a pas de relève puisse bénéficier d’une retraite décente.

Est-ce que le Canada devrait se doter d’une loi semblable à celle des États-Unis qui oblige les investisseurs étrangers à déclarer l’achat de terres agricoles, et ce depuis 1978 (Agriculture Foreign Investment Disclosure Act)?

Cela nous éclairerait certainement sur le phénomène. Cela aiderait les décideurs à mesurer l’impact de ces investissements sur la propriété domestique des terres, la sécurité alimentaire, le développement économique des communautés rurales et de sauvegarder notre intérêt national.

Tableau 1

Ottawa a exigé des compagnies chinoises de vendre leur participation dans les compagnies minières canadiennes au nom de la sécurité nationale, devrait-on le faire pour les terres agricoles?

Encore une fois, c’est une discussion à avoir entre le fédéral et les provinces. Cela revient à la question de sécurité alimentaire. Par exemple, il y a une usine en construction à Kingston en Ontario (NDLA : réalisée par une filière canadienne de la compagnie chinoise China Feihe Limited) qui va produire des suppléments laitiers entièrement destinés au marché chinois. Mais le lait provient des éleveurs canadiens. On doit surveiller ces choses. Mais devrait-on obliger un investisseur étranger à vendre sa propriété parce qu’il n’est pas canadien? J’aurais un problème avec ça.

 

Est-ce que le Canada devrait considérer les terres agricoles comme un enjeu aussi sinon plus stratégique que les métaux rares destinés à la construction de batterie automobile?

Absolument.

Croyez-vous avoir l’écoute du premier ministre Justin Trudeau?

Non. Et je ne pense pas que l’agriculture est prioritaire au sein du cabinet. Le ministre fédéral de l’Agriculture soulève des enjeux quand il peut. Mais si le Sénat soulève la question, peut-être que certains vont voir la lumière. Et si le fédéral ne prend pas la balle au bond, peut-être que les organisations comme la Fédération canadienne de l’agriculture peut jouer un rôle. Quant à moi, je fais tout mon possible pour que l’agriculture soit sur le radar.
 


Graphique 1

RMR : Régions métropolitaines de recensement



Notes

1 Le sénateur ontarien Rob Black a passé sa carrière en agriculture dont au développement du Programme 4-H du Canada, mais également dans le domaine des affaires rurales. Il vit avec sa famille à Fergus au nord de Toronto. Il a été nommé au Sénat par le premier ministre Justin Trudeau en 2018.

2 « Pressions concurrentes sur l’utilisation des terres dans l’agriculture canadienne », Margaret Zafiriou, Elsisabeta Lika, Al Mussel, Institut canadien des politiques agroalimentaires, juin 2023, https://capi-icpa.ca/wp-content/uploads/2023/06/2023-05-12-Competing-Pressures-on-Land-Use-Research-Report-FR-FINAL.pdf
 


Friand de politique agricole?

Écoutez l'entretien du Coopérateur audio avec Nicolas Mesly sur la politique agricole des États-Unis (Farm Bill)! Disponible dès maintenant sur Balado Québec, Spotify, Apple Podcasts et Youtube.

Nicolas Mesly

QUI EST NICOLAS MESLY
Nicolas Mesly est reporter, photographe et agronome (agroéconomiste). Les associations de presse du Canada ont récompensé son travail journalistique et photographique à plus de vingt reprises. Il est chroniqueur économique, entre autres à la radio de la Société Radio-Canada.

nicolas@nicolasmesly.com

QUI EST NICOLAS MESLY
Nicolas Mesly est reporter, photographe et agronome (agroéconomiste). Les associations de presse du Canada ont récompensé son travail journalistique et photographique à plus de vingt reprises. Il est chroniqueur économique, entre autres à la radio de la Société Radio-Canada.