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Ils ont marché sur la Terre – Entretien avec Hubert Reeves [2004]

Le grand scientifique Hubert Reeves est décédé le 13 octobre dernier. Le Coopérateur s’était entretenu avec lui, en 2004, à la suite de la sortie de son livre Mal de Terre. Nous reproduisons ici cet entretien.


Ils ont marché sur la Terre

L’empreinte écologique que laissent derrière eux les hommes a inspiré Hubert Reeves à rédiger Mal de Terre, un ouvrage qui brosse un tableau plutôt noir de la planète bleue. Malgré la grande inquiétude qu’il porte en lui, le célèbre astrophysicien se dit confiant que l’humain, par son génie inventif, a le pouvoir de sauver la situation. Mais saura-t-il s’en rendre compte à temps?

Coopérateur : Vous mentionnez que nos réserves pétrolières s’épuiseront d’ici une cinquantaine d’années. Les producteurs doivent-ils dès maintenant commencer à penser qu’ils devront un jour se passer de pétrole sur leurs fermes?

Hubert Reeves : Je crois qu’ils doivent l’envisager s’ils sont réalistes. D’ici dix ans [NDLR : l’entrevue s’est déroulée en 2004], on devrait assister à une augmentation rapide du prix du pétrole, car vers 2010 la demande devrait dépasser l’offre. C’est déjà le cas pour la Chine. La Chine qui, jusqu’ici exportait du charbon, est, depuis l’an dernier, un des principaux importateurs de pétrole. Et elle dépassera probablement les États-Unis qui sont importateurs depuis longtemps en raison de l’épuisement des réserves du Texas dans les années 1970.

Comment produirons-nous notre nourriture sans pétrole? L’éolien, l’électricité, le solaire… Y a-t-il là assez de potentiel pour combler nos besoins grandissants?

Les techniques actuelles ne peuvent permettre de couvrir les besoins de l’humanité. Puisqu’à l’échelle d’un peu plus d’un siècle on aura épuisé les réserves de pétrole, de gaz et de charbon, il ne reste que deux pistes : nucléaire et solaire. Les deux posent des problèmes. Le nucléaire, ce sont évidemment les déchets et le danger de la montée du terrorisme. Et c’est aussi une ressource limitée. L’énergie solaire, même si elle a un rendement encore insuffisant, est la source d’énergie la plus intéressante et dans laquelle il faut investir, car elle est inépuisable… Enfin, pour cinq milliards d’années, le temps qu’il reste au soleil à brûler. Ça laisse le temps de se retourner un peu…

L’hydrogène a-t-il un avenir?

Là aussi : problème. Il n’y a pas d’hydrogène libre sur la Terre. Il faut donc d’abord le séparer des éléments comme l’eau, le méthane, l’ammoniac. Et ça prend de l’énergie pour faire ça. Si on utilise une énergie renouvelable, le solaire par exemple, ça ne créera pas d’émissions de gaz carbonique.

L’éthanol à partir de maïs serait-il une solution envisageable?

C’est tout à fait valable. Cette technique n’accroît pas le gaz carbonique puisqu’elle restitue, en brûlant l’éthanol, celui qu’elle a consommé quand le maïs a poussé.

Les détracteurs de l’éthanol disent que produire du maïs nécessite des engrais, des pesticides, du pétrole…

Bien entendu, quand on fait le bilan global, les choses ne sont pas si simples… Et ce bilan est pourtant à faire!

Fait-on erreur en grossissant et en mécanisant les fermes à outrance?

Je crois que oui. En préparant Mal de Terre, j’ai été accablé par ce que je découvrais. : la pollution, la détérioration des terres, la quantité de sols érodés ou utilisés à des fins autres qu’agricoles, l’irrigation gaspilleuse d’eau, l’utilisation massive de pesticides et de fertilisants…

Pour chaque gramme d’azote fourni à une culture, 95 % se retrouvent dans les lacs et nappes phréatiques. Au Lac Champlain, on ne peut plus ni se baigner ni même pêcher. En France, certains pesticides ont été mis sur le marché, sans doute insuffisamment testés. Résultat : hécatombe d’abeilles. En Bretagne, les propriétaires de mégaporcheries doivent abreuver leurs cheptels d’eau achetée en bouteille puisque leurs puits sont saturés de nitrates.

J’ai également constaté qu’à l’échelle mondiale, les productions de céréales sont en décroissance depuis 1995 et que les surfaces de sol cultivable par personne régressent. Par exemple, de grandes régions d’Ouzbékistan et du Tadjikistan qui ont été tellement irriguées sont maintenant inutilisables. Enfin, les pêcheries s’effondrent rapidement. Bref, la population augmente et la production de nourriture décroît. Le retour du bâton fait mal, mais c’est le genre de situation qui peut faire avancer des pistes pour résoudre le problème posé.

Quelle forme l’agriculture de l’avenir pourrait-elle alors prendre?

La situation présente, issue de la Révolution verte qui fut sans doute une étape nécessaire, n’est maintenant plus possible. On se doit de revenir à des formes agricoles plus mesurées, plus modérées, autarciques, et qui ne portent pas atteinte à la nature. Quand on détériore pour un profit immédiat, on le paye très cher ensuite.

L’équation ne fonctionne plus, mais vous faites confiance au génie humain?

Oui. Mais il est évident qu’il y a un conflit d’intérêt. Les gens veulent vivre, manger, voyager, et c’est normal. On ne peut pas toujours dire non sous prétexte qu’il faut préserver l’environnement. On est dans ce duel subtil où il faut préserver à la fois la chèvre et le chou. Pour ça, il n’y a qu’une solution, c’est de toujours se demander, avant de faire une chose, quels sont les effets potentiellement négatifs qui nous tomberont dessus ultérieurement, et affecteront nos enfants plus que nous-mêmes. Il faut trouver comment nourrir les huit ou dix milliards d’individus que comptera la planète en 2050 et leur fournir une source d’énergie renouvelable. Les solutions sont laissées à l’inventivité des ingénieurs agricoles. Mais pour ça, il faut qu’ils soient convaincus qu’il y a un problème urgent à l’échelle de quelques décennies. Les êtres humains sont capables d’être assez géniaux quand ils se mettent à plancher sur un problème, mais il faut qu’ils s’y mettent, c’est la condition essentielle.

Pour amorcer un changement, ne faut-il pas d’abord que notre diète change?

Absolument. On peut obtenir les protéines dont notre organisme a besoin à partir des plantes ou d’animaux. Par contre, la quantité d’énergie solaire nécessaire pour produire un gramme de protéines de viande est 10 à 100 fois plus élevée que celle nécessaire pour un gramme de protéines de plante. Si toute la planète mangeait comme des Nord-Américains, c’est-à-dire une diète largement carnée, il faudrait, par rapport à la diète végétale, 5 à 6 fois plus d’énergie que ce que fournit actuellement le soleil par la photosynthèse. Parce que l’élevage est beaucoup trop gaspilleur, l’humanité, si elle continue à exister, évoluera forcément vers une nourriture de plus en plus végétarienne.

L’agriculture utilise de plus en plus d’OGM. Représentent-ils un danger ou un espoir?

Je ne suis pas partisan de diaboliser les OGM. Ce n’est jamais une bonne idée de dire : « C’est mauvais, on est contre, on casse tout ». Il faut avoir une vision d’avenir et les traiter au cas par cas, en déterminant à chaque fois les avantages et les inconvénients. On a mis au point des plantes qui absorbent les métaux lourds ou encore qui décontaminent des sites pollués par l’industrie nucléaire. Il est difficile de s’opposer à de telles propriétés. Dépolluer un terrain, ce n’est pas rien. Si vous pouvez le faire en plantant des roseaux OGM, c’est quand même une bonne idée.

On s’inquiète beaucoup de leurs effets à long terme.

Dans toutes les expériences, il y a des effets à court terme et à long terme. Que va-t-on gagner et quels risques prend-t-on? Empoche-t-on un profit rapide pour ensuite se retrouver dans une situation catastrophique? Des spécialistes doivent débattre de ces questions et éclairer les citoyens afin que la société fasse ses choix. Par exemple, il se peut effectivement que le maïs Bt soit profitable localement. Mais les rapports à ce sujet révèlent de plus en plus d’aspects négatifs. Alors qu’on croyait diminuer l’utilisation des pesticides en cultivant des plantes OGM, le bilan net indique plutôt le contraire. Les OGM ne sont sans doute pas à généraliser.

On publicise largement que c’est grâce aux OGM que l’on nourrira la planète.

Le but pour lequel ils prétendent avoir été faits, nourrir la planète, n’a rien à voir avec le but réel. Pour nourrir la planète et lutter contre la famine en Somalie et en Éthiopie, c’est de l’eau qu’il faut, avant tout, pas des OGM. Cet argument est en fait un prétexte pour une affaire très rentable. Je ne suis pas contre le fait que les affaires soient rentables, si elles sont bonnes. Je suis content d’ailleurs que les gens résistent de plus en plus à ce qu’on leur aurait imposé dans le passé sans difficulté.

Les producteurs agricoles sont pris dans une logique de production. Les consommateurs, quant à eux, exigent beaucoup. Ils veulent leur nourriture à bas prix. Pour faire un virage vert, ça coûte des sous. N’y a-t-il pas une éthique du consommateur à développer pour l’habituer à payer plus cher sa nourriture afin de financer ce virage vert?

Je crois que ce sera nécessaire. C’est évident que la nourriture biologique aujourd’hui est plus chère. Elle utilise plus de main-d’œuvre, ce serait bon pour l’emploi. C’est probablement aussi parce qu’elle est encore produite en petite quantité. Pour des gens qui n’ont pas de problèmes financiers, ce n’est pas très grave, mais pour ceux qui en ont, c’est différent, et en particulier les gens pour lesquels la nourriture est une fraction importante du budget familial.

Selon vous, d’où pourrait provenir le leadership qui amorcerait un changement de mentalité?

Il viendrait, je pense, de mouvements environnementaux, de livres comme le mien et de revues comme la vôtre. Il faut que le message passe. Les gens ne feront rien tant et aussi longtemps qu’ils auront l’impression que ce n’est pas nécessaire. Il faut régulièrement tirer les sonnettes d’alarme, et tenir le pied dans la porte… Ça ne peut venir que de là. Et, bien sûr, de l’enseignement dans les écoles. On fait beaucoup d’efforts pour que l’écologie soit présente, même à la maternelle. Ce sont des choses que les enfants peuvent comprendre très tôt.

Vous préconisez une agriculture qui relèverait du ministère de la Santé plutôt que du ministère de l’Agriculture.

Ce serait fondamental parce que les objectifs et les intérêts ne sont pas les mêmes. Il ne serait plus question de produire le plus possible et au plus bas prix. Il faudrait tenir compte de beaucoup d’éléments. La santé, l’agriculture, la biodiversité sont des domaines étroitement liés qui sont artificiellement divisés dans les gouvernements.

L’homme semble être le seul animal à s’enfarger deux fois sur la même pierre. Comme si l’histoire se répète. Pour se réveiller, faudra-t-il une catastrophe environnementale sérieuse?

Il est évident que l’humain se trouve aujourd’hui dans une situation complexe. C’est la seule espèce animale qui a réussi à éliminer non pas une, mais des milliers d’autres espèces et cela se poursuit à un rythme absolument effarant. D’ici 2050, 20 à 30 % des espèces animales auront disparu du globe en raison de la destruction de leur habitat au profit de routes, de terres agricoles et de l’étalement des villes. Mais j’ai confiance malgré tout. En parallèle, il y a une croissance rapide de la conscience environnementale. Des conférences comme Kyoto ou Rio ont lancé une prise de conscience à l’échelle mondiale. Les défenseurs de la nature et les environnementalistes sont de plus en plus pris au sérieux. Ils atteignent les décideurs. Les ministères de l’Environnement de certains pays ont davantage de pouvoirs. En Suisse, en Scandinavie, en Angleterre ils prennent une importance accrue.

Dans tous les projets que l’humain met de l’avant, on ne comptabilise pas les effets sur l’environnement. Ne faudrait-il pas changer cette façon de faire?

En plus des indices économiques, il faut introduire des critères qui tiennent compte de la détérioration de l’environnement. Des indices d’empreinte écologique… Ce sont des notions qui émergent, sans doute trop lentement. Ceci dit, je ne suis pas d’un pessimisme rédhibitoire, mais très inquiet quand même.

Photo publiée dans le Coopérateur d'octobre 2004 : gracieuseté de Hubert Reeves

Patrick Dupuis

QUI EST PATRICK DUPUIS
Patrick est directeur et rédacteur en chef au magazine Coopérateur. Agronome diplômé de l’Université McGill, il possède également une formation en publicité et en développement durable. Il travaille au Coopérateur depuis une trentaine d’années.

patrick.dupuis@lacoop.coop

patrick.dupuis@sollio.coop

QUI EST PATRICK DUPUIS
Patrick est directeur et rédacteur en chef au magazine Coopérateur. Agronome diplômé de l’Université McGill, il possède également une formation en publicité et en développement durable. Il travaille au Coopérateur depuis une trentaine d’années.

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